Dans l’une des trois séquences en montage alterné qui précèdent le générique d’ouverture, un motard scandant un chant anti-flics est renversé par une voiture. L’automobiliste quitte son véhicule et s’enfuit ; le motard se relève et lui court après. Il le rattrape, le plaque au sol, lui passe les menottes (ce qui laisse deviner son appartenance à la police), puis le cogne. Arrêt sur l’image du coup de poing ; musique (le tube « Seven Nation Army » des White Stripes) ; générique. Ainsi commence ACAB (All Cops Are Bastards), peinture « basée-sur-des-faits-réels » du quotidien d’une unité antiémeute de Rome, où on entendra d’autres policiers entonner eux aussi des slogans empruntés à leurs adversaires pour se fortifier avec la haine qu’on leur voue. Paradoxe appuyé par celui du titre constitué d’un tel slogan (issu des skinheads anglais et propagé dans les rues et les stades d’Europe), lequel détonne également dans le genre du film : celui des peintures des sections d’élite des forces de maintien de l’ordre, dont les titres qualifient généralement leurs sujets (SWAT, Tropa de Elite, chez nous Forces spéciales…). Ceci pourrait paraître un signe d’innovation bienvenue : si les descriptions de forces de maintien de l’ordre, au cinéma et à la télévision, ont su généralement se teinter de nuances bien rodées, celles des sections d’élite de ces forces armées tendent plutôt à la complaisance corporatiste et à la fascination malsaine pour l’uniforme. Or il apparaît vite que ce signe paradoxal, à l’instar des chants anti-policiers dans la bouche des policiers, cache en fait une routine : au bout du compte, ce spécimen-là s’engage sur le même terrain malodorant que ses congénères.
Avec cette introduction en castagne et en musique, on commence par craindre la tentation du réalisateur de se faire plaisir sur le spectacle de la violence policière : au mieux dans une posture à la Scorsese, distanciée, un brin supérieure, drapée de « cool », de bon son et de maîtrise de l’image ; au pire dans une poussée de complaisance envers le justicier prompt à franchir ses limites juridiques. En fait, le film restera à cheval sur ces deux voies — un choix par défaut, sans doute. Car pour sa fiction « basée-sur-des-faits-réels », Stefano Sollima, venu de séries policières, rejoint la cohorte des tâcherons rabattus sur une vision plan-plan déguisée en vérisme brut singeant les tics du reportage (caméra à l’épaule fébrile quand il faut, montage heurté, etc.), sur une prétention à la description réaliste de l’intérieur, pour donner le change d’un point de vue aux abonnés absents sur leur sujet — à moins que l’opportunisme ne soit considéré comme un point de vue. C’est à la seule charge du scénario de déployer tous les enjeux et les nuances, à vrai dire limités et attendus par avance : action brute sur le terrain (casseurs, supporters, clandestins, les adversaires ne manquent pas), histoires et fardeaux personnels, tentation de l’abus d’autorité, floutage de la limite entre la légalité et le crime, bref, la faillibilité du maintien de l’ordre et de la justice telle que des cinéastes comme Fritz Lang en ont déjà tiré des observations, depuis devenues des clichés ici rabâchés sans vergogne. C’est aussi au scénario que revient la tâche ingrate de caractériser les personnages et les groupes, quitte à verser dans une caricature inavouée fleurant bon l’attrait pour l’uniforme : voir cette distinction entre policiers en tenue et forces de sécurité en civil, les premiers étant montrés sur tous les fronts, les seconds s’avérant soit inefficaces (l’un d’eux se fait racketter par des zonards et doit appeler ses copains en bleu), soit des obstacles aux premiers (comme quand ceux-ci manifestent devant le ministère).
Des voyous et des hommes
Derrière le cache-misère qu’est son maniérisme de « cinéma-vérité », la mise en scène suit servilement ce petit programme, se réfugiant derrière une hypocrite neutralité, une prétendue nécessité de laisser les actes et les paroles parler d’eux-mêmes et d’éviter le manichéisme. Mais voilà : pour entretenir cette illusion, cette même mise en scène doit quand même intervenir pour éviter que ces mêmes actes et paroles la fassent paraître orientée, amènent le public à se positionner vis-à-vis de son regard à elle. Du coup, elle veille à ce que tout le monde se vaille. Le jeune novice qui clame sa foi idéaliste dans son métier attirera bien sûr une molle sympathie. Mais il s’agit surtout pour ACAB d’éviter que les autres, ceux qui se laissent volontiers aller à la brutalité, à l’abus de pouvoir, aux effusions de racisme, et ce même en dehors du service, passent pour des salauds, et le film pour leur accusateur. Après tout, ce sont bien des victimes, eux aussi : qui est enquiquiné par les juges pour quelques coups de matraque de trop, qui se voit privé de logement en faveur d’immigrés et trahi par les politiciens locaux, qui voit son fils virer skinhead, qui est en instance de divorce… Alors quand la caméra ne regarde pas béatement les abus des policiers ainsi excusés (tels que l’expulsé et un collègue venant de nuit importuner un immigré par interphone interposé), à l’occasion l’image triche un peu, truque le jugement. Par exemple, quand celui en instance de divorce, excédé, colle un coup de poing à sa femme, le plan et même la scène sont coupés cut au moment de l’impact. On voit la prudence de cette peinture prétendument sans concession : que la scène se fût poursuivie, que la douleur de la femme eût été vue ou entendue à l’écran, et l’agresseur aurait paru encore plus vivement pour ce qu’il est précisément à ce moment-là — une brute. En coupant à cet instant précis, le montage ne jette pas seulement un voile pudique sur l’acte, il le met aussi à distance de son auteur, soit une forme sournoise de dédouanement (même la vision a posteriori du visage tuméfié de la victime n’est pas de nature à changer le regard sur l’agresseur ; il ne reste qu’un constat neutralisé).
On saisit bien la thèse psychologique de bazar qui sous-tend cet arrondissement des angles des portraits : dans les « sales flics », derrière le bras armé de la loi aux lourdes responsabilités, sous ces casques qu’il est de bon ton de mépriser voire de haïr, il y a — tenez-vous bien — des hommes ! La belle affirmation creuse et fourre-tout que voilà, car chez des adeptes de la facilité tels que les scénaristes et le réalisateur d’ACAB, « être un homme » n’est que synonyme d’ « être comme les autres hommes », autrement dit : ne pas mériter qu’on s’y intéresse plus qu’aux autres. Avec une telle formule-cliché, on s’épargne ici la peine de se pencher sur les deux principales sources d’intérêt que suscite un tel film a priori : 1°) ce qui constitue, justement, la nature d’un homme (et qui devrait intéresser tout cinéaste digne de ce nom !), et 2°) comment le port de la fonction et de la panoplie de gardien de l’ordre interagit avec cette nature humaine (ce qu’il révèle d’elle, en quoi il influe sur elle…). Mais Sollima préfère contempler cette panoplie en marche, quand ses personnages se mettent en position tels des gladiateurs dans l’arène, avant qu’éclatent des combats urbains impeccablement réglés mais filmés comme le reste, à la truelle. Derrière ses grands airs d’introspection d’une institution contestée, ACAB ne découvre rien, ne cherche rien, sinon à assurer un spectacle qui rassurerait chacun sur son bon droit. Sa complaisance laisse même songeur sur son degré de complicité avec les pires errements de ses personnages : les récurrentes confrontations avec les étrangers (« a casa nostra », « chez nous », antienne des racistes et quasi-leitmotiv du film), mais surtout leur tentation d’un fascisme républicain qui ne dit pas son nom.