En 1980, Helma Sanders-Brahms, à partir d’un récit intime, regarde l’histoire allemande de la fin des années 1930 au début des années 1950 droit dans les yeux. Allemagne mère blafarde n’est pas seulement un moment de l’histoire collective allemande, il s’agit aussi d’une époustouflante fresque cinématographique, d’une force visuelle et narrative qui l’impose au rang de chef d’œuvre du cinéma allemand moderne. À (re)découvrir absolument.
Helma Sanders-Brahms est née en 1940, la dimension autobiographique d’Allemagne mère blafarde est ainsi évidente et n’a jamais été dissimulée. Cette voix-off au présent est la sienne, la petite Anna c’est elle. Errante dans les bois avec sa mère, cette dernière tout à coup lui détourne le regard d’un cadavre en la pressant contre elle. La fillette lâche avec une froide et cinglante autorité : « je veux voir. » Le cœur du film est ici : ne pas détourner le regard et aborder frontalement les moments les plus sombres de l’histoire allemande. Ce mouvement fut accompagné par le théâtre et le cinéma, avec Rainer Werner Fassbinder pour figure tutélaire. L’écrivain Horst Krüger, auteur d’Un bon Allemand (1976), écrivait : « Je suis un fils typique de ces Allemands inoffensifs qui n’ont jamais été nazis, mais sans qui les nazis ne seraient jamais arrivés à leurs fins. » L’interrogation d’une culpabilité allemande n’est donc pas en soit une nouveauté à l’aube des années 1980. Étoile montante du nouveau cinéma allemand après Les Noces de Shirin (1976) et Heinrich (1977), Helma Sanders-Bramhs se lance alors dans ce qui pourrait apparaître comme la synthèse de ce processus de dépoussiérage mémoriel, douloureux forcément, car au combien inconfortable.
Le film débute dans l’Allemagne des années 1930. Le récit est dès le générique pris en charge par une voix-off, celle d’une femme dont la naissance n’est pas encore intervenue. Comme ceux de Horst Krüger, les futurs parents ne sont pas des nazis, ce sont ces Allemands ordinaires qui s’accommodent d’une situation qui est loin d’être défavorable à leurs aspirations bourgeoises. Dès l’origine, comme un avertissement, le bonheur du mariage rencontre quelques accrocs. Ce jour-là, Hans oublie de porter Lene pour franchir le seuil du domicile conjugal, puis l’épouse se pique à une aiguille oubliée sur les rideaux. N’ayant pas sa carte du Parti, il est mobilisé dès les premiers coups de canon : direction la Pologne. D’abord piètre soldat, bien peu viril et objet de moqueries, Hans devient au fil du film, entre la France puis le front de l’Est, cette machine à faire la guerre. Ses brèves permissions permettent aux époux d’avoir cette petite fille, mais il est devenu cet humain brisé, accoutumé à la fureur des combats mais indisposé par les pleurs de sa fillette. Le récit est celui de la décomposition de cette union et des êtres qui la composent. On les suit jusqu’au difficile redressement de l’après-guerre. La vie du mari au front devient un point aveugle et l’on accompagne l’errance de Lene et d’Anna dans un pays déliquescent. L’impossible retour d’une vie normale à trois constitue le troisième tiers d’Allemagne mère blafarde.
La puissance de ce bouleversant récit est rehaussée par la très grande force cinématographique du film. Avec une mise en scène très inventive, Helma Sanders-Brahms parvient à transcrire toute la charge funèbre et mortifère de cet épisode tragique, ceci de manière poétique, en passant parfois par la métaphore. C’est notamment le cas lors d’une longue séquence où Lene et Anna vagabondent dans une nature prise par le froid. La mère débite un conte qui prend en charge leur propre errance. D’une tonalité très sombre, il y est question de « brigands » et d’une « maison d’assassin ». C’est alors que mère et fille, épuisées, s’arrêtent dans une usine désaffectée surmontée d’une cheminée filiforme et se posent au pied de ce qui ressemble étrangement à deux fours crématoires. La matière visuelle est d’une très grande richesse, la construction des plans s’avère souvent virtuose et variée. Plans fixes avec un montage interne complexe ou recadrages sur des gestes venant souvent ponctuer les scènes, notamment en usant du zoom avant.
Les procédés picturaux et sonores mis en œuvre autour de la circulation, de la mise en relation et la contamination, font indéniablement accéder Allemagne mère blafarde au statut d’œuvre majeure. Le traitement sonore est avant tout marqué par la présence de cette voix-off d’abord prénatale, celle d’Anna. Sans concession, elle est parfois d’une grande rudesse notamment dans la détestation du père. « Que pouvais-je faire d’un père ? » demande-t-elle, avant de répondre : « Je préférais être avec Lene dans les ruines. » Ce fil narratif crée un carambolage entre le présent de l’image, la représentation du passé et cette prise de parole de 1980. Entrechoquement sonore aussi au sein des scènes, passant, à l’intérieur ou entre elles, de l’envahissante sérénité élégiaque du piano (belle bande originale de Jürgen Knieper) et l’oppressante langue nazie, hystérique, non pas parlée mais éructée. Aussi Helma Sanders-Brahms utilise de nombreuses images d’archives pour figurer le champ de ruine que fut l’Allemagne à partir de 1943. La grande originalité tient dans le fait que la cinéaste fait communiquer les images de sa fiction avec celles-ci à plusieurs reprises, par un jeu de champ-contrechamp véritablement abyssal, notamment lorsque Lene dialogue avec un jeune garçon désemparé et dépenaillé.
Allemagne mère blafarde est un examen de conscience d’une acuité sidérante. Rarement l’hébétude et l’immense malaise de l’après-guerre ne furent représentés avec une telle force, notamment lorsqu’Anna se fait dessus lors d’un repas, débuté par un terrible silence lourd de sens, chez un riche cousin de la famille passé entre les mailles de la dénazification. Dans ces circonstances, le mensonge fut l’arme la plus appropriée, la seule branche à laquelle s’accrocher, pour éviter d’avoir à faire face à une insondable culpabilité. Dans un pays où mère patrie se di(sait)t « Vaterland », Helma Sanders-Brahms, dont le fort engagement féministe fut perceptible dès son premier long métrage Sous les pavés la plage, fait du corps féminin et maternel, bientôt atteint d’une hémiplégie faciale, une tragique et inoubliable métaphore de l’Allemagne d’après 1945.