Sombre chronique de la chute d’une famille de criminels, entièrement articulée autour d’un (anti-)héros juvénile et d’un Melbourne exsudant la violence, Animal Kingdom ne manque ni d’ambition ni de force. Mais si la première vertu d’un style est certes d’avoir quelque chose à dire, la grammaire visuelle du film, singulier mariage d’inspirations justes et de tics de réalisation, ne lui permet pas d’avoir continûment l’impact recherché.
Animal Kingdom a mis un certain temps à nous parvenir, suffisamment pour qu’une flatteuse réputation de premier film choc finisse par le précéder. Réputation que ce premier long d’un ancien journaliste australien n’est pas loin de justifier pleinement. Pas loin, parce que sa matière est puissante, que ses choix de narration sont souvent judicieux et qu’il tranche, en définitive, sur l’arrière-plan composé par ses innombrables prédécesseurs dans la veine « grandeur et (surtout) décadence d’une famille de gangsters ».
Josh, homme-enfant que son réalisateur avait un temps envisagé comme un ado androgyne, s’efforce de tracer sa route, coincé entre une famille d’oncles criminels eux-mêmes couvés par un serpent matriarcal à l’affection trouble (Jacki Weaver, remarquable) et des flics assassins ou corrompus – à l’exception du seul Guy Pearce, tout en retenue derrière son abominable moustache. Dès l’ouverture, un premier portrait du jeune homme s’impose : dégaine de grand dadais, radicalement insensible à ce qui l’entoure, le regard rivé sur l’écran de la télé tandis que sa mère agonise. Du moins, c’est ce qu’on peut déduire de cette forme d’absence hébétée qui caractérise d’abord le robuste demeuré, rapatrié ensuite par l’oppressant cercle familial. On est chez les prolos de Melbourne, et pas chez les plus vifs. On est chez les truands, et pas les plus brillants. Émerge fugitivement une figure paternelle possible, mais là comme ailleurs, le film déjoue les attentes. Animal Kingdom n’est pas plus un roman d’éducation criminelle qu’un film noir. Animal Kingdom, c’est la chronique d’une émancipation (trahison) impossible, de liens du sang magnétiques et équivoques, d’une échappée illusoire ; le parcours d’un ado dont la maturité physique a fait oublier trop facilement que son asthénie est peut-être moins le fait de l’abrutissement que de la peur et de l’incertitude, que sa conduite est essentiellement dictée par des adultes qui l’influencent ou l’instrumentalisent. Que le choix de trahir ou non son clan et de s’en affranchir ne lui revient presque pas.
La violence commande ce règne animal, sourde, éclatant soudainement pour s’estomper de nouveau et revenir rôder, insidieuse. La petite amie et la « belle-famille normale » ne sont qu’un horizon chimérique qui sera balayé, détruit, aimanté par la barbarie. Josh lui-même est aspiré dans un puits sans fond ; sa mère, qui avait voulu briser l’encerclement familial, en a payé le prix. Violence étouffante donc, irrémédiable, comme cet oncle Pope d’abord introduit par les paroles des autres, avant de se glisser comme le démon par la porte de la cuisine. Un aîné psychotique implacablement interprété par un glaçant Ben Mendelsohn, qui, lui aussi, met quelque temps à révéler l’ampleur de son dérèglement. Dérèglement universel, lorsque les flics de l’antigang se révèlent pires que les malfrats qu’ils traquent. La chute s’amorce. Et si son intensité n’est qu’intermittente, c’est avant tout le fait d’un des rares mais très voyants défauts du film, de ces tics (déjà…) de réalisation au rang desquels figurent un usage usant du ralenti, et des effets d’emphase étonnamment crispants, qui contrastent d’autant avec l’intelligence manifestée par ailleurs, la crudité des lumières, l’élégance terrifiante et elliptique des accès de violence.
David Michôd sort sporadiquement la truelle, et voici qu’on se met à douter des qualités incontestables d’Animal Kingdom, de celles de son auteur, Pénélope défaisant en quelques plans l’immersion dans ce climat de malaise et de menace impressionnant, pour remettre son ouvrage sur le métier quelques instants plus tard. Avec son héros adolescent, sa monstrueuse matriarche white trash, son culte de l’omerta et cette plongée au sein d’un univers implacable dont aucun acte cinématographico-héroïque ne peut faire sortir, Animal Kingdom fait parfois songer au récent Winter’s Bone (lui aussi primé à Sundance), qu’on a pu diversement apprécier, mais qui manifestait une économie d’effets tout à fait louable, pour atteindre un sommet d’intensité lors de sa scène d’horreur aquatique – avec un espoir en bout de ligne, cependant.
Il y a de la pose dans cet Animal Kingdom, des moments où Animal Kingdom regarde Animal Kingdom se faire, à travers le prisme de références et de codes qu’il contourne ailleurs avec habileté pour parvenir à l’épure. On se prend aussi à penser au film de genre qui n’est pas advenu, centré sur l’affrontement féroce de flics borderline et de petits caïds, dans un Melbourne livré à leurs appétits ou à ceux d’avocats marrons. « Drame noir réaliste » ne laissant prise à aucune héroïsation, aucun amour ou espoir véritables, aucune ironie, mettant en scène jusqu’au bout la désarmante invraisemblance du réel, la force d’un déterminisme et la faiblesse d’un individu face à la horde, ce premier film tendu marque en tout cas l’arrivée d’un cinéaste qui, s’il lui reste sans doute d’autres choses à dire, n’aura plus qu’à oublier qu’il a quelque chose à prouver.