Objet radical dans ses partis pris de mise en scène, Black Blood risque d’en dérouter plus d’un. Pourtant, derrière son ascèse formelle et ce sens si particulier du rythme se cache un discours qui vient éreinter la propagande chinoise, et mettre en avant le désespoir qui règne dans les zones peu habitées du pays. Black Blood est une plongée à la fois dure et absurde dans l’univers d’une famille de laissés pour compte, pour qui la moindre opportunité d’enrichissement devient la promesse d’un rêve de libéralisme économique.
Un père, une mère et leur fille vivent dans une ferme isolée en plein désert, dans une contrée de la Chine qui restera inconnue. Black Blood est, à quelques exceptions près, circonscrit à ce décor de désolation, un no man’s land où les conditions de vie sont précaires, où la notion même d’espace semble abolie par cet horizon qui s’étend à l’infini. Cependant, très vite, ce décor fascine par son aspect irréel, sublimé par la puissance formelle du noir et blanc et la lenteur des mouvements d’appareil. Inutile de s’en cacher, Black Blood est un film qui se livre paisiblement au spectateur, et requiert de sa part un abandon et une attention de tous les instants.
Le sentiment de paix qui se dégage de ces grands espaces est pourtant régulièrement troublé par les apparitions d’un réel bien connu, comme ces voix qui émanent de la radio au petit déjeuner pour rappeler la grandeur du régime chinois et la réussite du modèle communiste. Tous les matins, dans la cuisine spartiate de cette famille, se joue une comédie entre son et image, qui s’opposent et se contredisent dans ce que l’on pourrait appeler respectivement splendeur et misère du régime chinois. Ce réel laissé un temps hors champ, assimilé à l’entrée de la Chine dans l’ère moderne, vient se greffer à l’image par le biais de ces usines industrielles qui partent littéralement en fumée (on pense à Eraserhead de David Lynch), ou bien de ce tracteur qui vient recueillir le sang des miséreux en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. C’est ici que se joue le nerf de la guerre dans Black Blood : donner de soi-même, au sens propre du terme, pour réussir à subvenir aux besoins de sa famille et, pourquoi pas, en faire une véritable petite entreprise. Black Blood peut se voir comme une fable poussée à son paroxysme sur le libre échange et le capitalisme avec, au centre, le corps comme lieu d’expérimentation.
Un corps mis à rude épreuve durant tout le film, notamment à travers d’incessantes séquences de gavage d’eau, et l’arrivée de la maladie qui vient stopper l’ascension économique du couple. Pourtant, de la dureté du travail à la ferme, nous ne verrons rien ou presque, Miaoyan Zhang préférant structurer le récit autour de la répétition des prises de sang, comme une gangrène venant cannibaliser le quotidien de cette famille. Malgré la gravité du sujet abordé et le décor marmoréen qui entoure les personnages, Zhang insuffle ici et là d’étonnantes percées burlesques sur la relation de couple, offrant de salutaires bouffées d’air dans un récit dominé par la lenteur. La longueur élégiaque des plans est ainsi contrebalancée par quelques irrégularités (entrées et sorties de champ inattendues, comportement imprévisible des animaux de la ferme, mouvements de caméra qui prennent leur propre autonomie), qui permettent ponctuellement de contrecarrer les stratégies de ce que l’on a parfois coutume d’appeler « le film d’auteur exigeant ». Et même si l’ensemble n’est parfois pas exempt d’un goût excessif pour l’abstraction, il faut reconnaître à Miaoyan Zhang une capacité à tirer le meilleur parti des situations (et des comédiens), si minimalistes soient-elles. À mi-chemin entre le travail sur la réitération d’un Kiarostami et la beauté plastique du Gerry de Gus Van Sant, Zhang trace avec Black Blood un sillon qui ne demande qu’à prendre son essor, et appelle à de futures rencontres cinématographiques.