Le thème des mondes virtuels serait-il maudit ? Après Summer Wars et L’Autre Monde, qui déjà peinaient à convaincre, Chatroom s’avère lui aussi souffrir de faiblesses narratives presque rédhibitoires. Mais le film se hausse malgré tout au-dessus du niveau de ses récents prédécesseurs grâce à la mise en scène inspirée du Japonais Hideo Nakata, petit maître de l’horreur aux commandes de cette production britannique.
Peu de temps après avoir ouvert un salon de discussion sur internet, le jeune William y est rejoint par une poignée d’autres adolescents de sa ville, qui lui confient bien vite leurs soucis, voire leurs blessures secrètes. Faisant mine de les écouter et de les conseiller, William enregistre et recoupe ces informations, dont il se sert pour étendre son emprise sur leurs vies. Car William est un sociopathe qui projette sur ses interlocuteurs ses pulsions autodestructrices ; en se faisant passer pour la seule personne apte à lui venir en aide, en l’isolant de son entourage, il insuffle au plus fragile et influençable de ses disciples ses propres penchants suicidaires.
Certains n’ont pas attendu la sortie de Chatroom pour l’accuser de véhiculer une image simpliste et alarmiste du Web. Reproche infondé : le nouveau film de Hideo Nakata ne parle pas d’Internet dans son ensemble, mais se concentre sur les chats – ces espaces de conversations en ligne où de parfaits inconnus viennent s’épancher, s’insulter, se séduire. Quiconque y a passé un peu de temps sait qu’ils sont hantés par bon nombre d’âmes en peine, de personnes brisées, solitaires et dépressives, proies faciles pour les pervers et autres prédateurs – et qu’une bonne partie de l’essence de cet univers (et du plaisir qu’on peut prendre à l’explorer) tient au troublant mélange de sincérité et de faux semblants qui caractérise les rapports virtuels. Le cadre se prêtait donc admirablement à une histoire de manipulation…
C’est d’ailleurs ce à quoi se réduit in fine Chatroom, dans lequel on serait bien en peine de trouver un « message ». Il y avait pourtant matière à une fable sur l’ultramoderne solitude, sur le totalitarisme (William pratiquant l’embrigadement d’esprits malléables avec le zèle d’un petit Führer mégalomane) ou plus prosaïquement sur l’inconscience de ces internautes qui déballent leur intimité sur leur blogs ou leur page Facebook sans se soucier de l’usage que pourront un jour en faire des individus malveillants ou des appareils de contrôle policier. Mais toutes ces pistes sont rapidement délaissées au profit d’un petit thriller en chambre, centré sur la figure d’un pervers manipulateur encore jeune mais déjà très doué, souffrant d’un mal-être et d’une haine de soi que son jeune interprète, Aaron Johnson, parvient à rendre très crédibles.
Hélas, Enda Walsh, qui, après avoir écrit le scénario de Hunger, adapte ici sa propre pièce de théâtre, se montre bien moins subtil et habile que son personnage principal. La manière dont sont décrites les affres adolescentes reste ainsi un peu sommaire, de même que la psychologie de la plupart des protagonistes – ce qui fait obstacle à l’identification du spectateur. L’intrigue peine à tenir ses modestes promesses : elle se délite à mi-parcours et s’achemine vers une résolution bien trop confuse et tapageuse. Ces maladresses scénaristiques ne sont qu’en partie rachetées par la mise en scène brillante de Hideo Nakata.
Le réalisateur du film-culte Ring a ainsi l’intelligence et le bon goût de ne pas recourir à des effets numériques kitschs pour illustrer ce qui se joue à l’intérieur du salon de discussion. Cet univers virtuel est au contraire incarné à travers un dispositif à la fois simple et ingénieux : les chatrooms sont présentées comme des espaces réels et tangibles, des chambres d’hôtel décorées en fonction des goûts et caprices de leurs occupants, tandis que dans des couloirs dignes de l’Overlook de Shining se presse une foule bigarrée de chatteurs en transit. Certains plans extrêmement élaborés démontrent que Nakata reste un grand plasticien, même si l’on n’y retrouve que fugitivement la poésie autrement plus prégnante d’un Dark Water (son chef-d’œuvre à ce jour). S’il perd de sa virtuosité dans le dernier tiers du film, quand il quitte cet univers ouaté pour s’aventurer dans les rues britanniques, Chatroom reste un objet filmique formellement passionnant, autrement plus vertigineux que L’Autre Monde sur un sujet très voisin.