On a beau se méfier des biopics comme de la peste, on était tout de même curieux de découvrir un film sur la vie et l’œuvre de Charles Darwin. Création allait-il rendre justice à ce grand scientifique ? Hélas non : en choisissant d’adapter une biographie qui sacrifie la grande histoire à la petite, les auteurs ont dilué le potentiel polémique et philosophique de leur film, pour un résultat digne mais anecdotique.
Tandis que ses amis scientifiques le pressent de publier sa théorie de l’évolution, fruit d’années d’études et d’observations, la femme de Charles Darwin, la pieuse Emma, le conjure de ne pas partir en guerre contre Dieu. Mais le savant, physiquement et spirituellement éprouvé par la mort de sa fille aînée, délaisse à la fois ses recherches et sa famille. Fiévreux et reclus, il ressasse ses souvenirs.
Jusqu’à présent, Jon Amiel était un spécialiste de la photocopie : son Sommersby accommodait Le Retour de Martin Guerre à la sauce hollywoodienne, Fusion surfait sur la mode des films catastrophe à prétention vaguement scientifique… Malin, le réalisateur avait fait de l’imitation l’argument même d’un petit thriller efficace, le bien nommé Copycat.
Pour qui n’attendait pas grand-chose de cet artisan sans imagination, son nouveau film peut constituer une bonne surprise. Création échappe en effet aux pesanteurs du film en costumes, et parvient à restituer sans trop d’effets l’atmosphère paisiblement étouffante de l’Angleterre victorienne. La photographie est belle, et confère à certaines scènes champêtres un caractère élégiaque qui n’est pas sans évoquer le cinéma de Jane Campion. La musique rappelle, dans ses moments les plus lyriques, les poignantes compositions d’Arvo Pärt. Enfin, Création bénéficie du talent de ses deux acteurs principaux : Jennifer Connelly, irréprochable, et, surtout, Paul Bettany, d’autant plus à l’aise dans le rôle de Charles Darwin que son personnage dans le magnifique Master and Commander était déjà clairement inspiré du grand naturaliste britannique.
Pour autant, le film est loin d’être parfait. Sa construction tout en flash-backs n’est pas des plus subtiles. L’abus d’effets doloristes atténue la puissance tragique visiblement recherchée. Quant aux visions, cauchemars et fantasmes qui accablent Darwin, ils étaient loin d’être indispensables. Non que ces scènes soient laides, mais elles tranchent résolument avec le ton et le style du film ; trop littérales, elles viennent illustrer lourdement les tourments du père inconsolable.
Malgré ces quelques défauts, Création serait une jolie bluette, tout à fait recommandable… si ses auteurs ne prétendaient par ailleurs conter la vie d’un des plus grands scientifiques de tous les temps, dont les travaux ont révolutionné l’idée que l’être humain se faisait de lui-même et de sa place dans l’univers. Amiel et son scénariste John Collee ont fait le choix saugrenu de réduire le conflit entre science et religion à un drame individuel, intime. Confronté à la perte de sa fille et à celle de sa foi, affecté par une théorie qui désenchante le monde, Charles Darwin doit apprendre à surmonter seul et sans soutien moral un deuil révoltant, à une époque où seule la religion est en mesure d’apporter un quelconque réconfort. C’est un récit touchant (et le film, souvent, émeut), mais qui fait l’impasse sur la portée extraordinaire et l’impact social et politique des découvertes du naturaliste. Le contexte idéologique (les controverses scientifiques, les crispations de l’Église anglicane) est systématiquement évacué. Sans conscience historique, le film garde l’œil bloqué sur le petit bout de la longue vue, et ne se montre jamais à la hauteur de son sujet et du personnage, dont la vie mouvementée est réduite à quelques anecdotes, parfois savoureuses (les Fugéens) mais toujours simplistes et fragmentaires.
Bien sûr, et malgré son titre ambigu – pourquoi avoir nommé « Création » une œuvre consacrée au théoricien de l’évolutionnisme ? – et sa tendance à présenter l’agnosticisme comme une simple « crise de foi », le film, tourné et financé au Royaume-Uni, ne remet jamais en question le bien-fondé du darwinisme. Ses producteurs ont d’ailleurs eu toutes les peines du monde à trouver un distributeur aux États-Unis, bastion du lobby créationniste où les chiffres des entrées ont été catastrophiques. La timidité des auteurs s’explique donc moins par de la frilosité face à un sujet sensible… que par leur soumission à l’idéologie familialiste qui imprègne tant de productions anglo-saxonnes contemporaines. L’important, si l’on en croit Création, n’est pas tant que Darwin publie son De l’origine des espèces, mais que sa cellule familiale soit raccommodée, et que le film puisse se terminer sur un panneau qui nous apprend que, jusqu’à sa mort à l’âge de 73 ans, Charles est resté « heureusement marié » avec Emma… On est bien content pour eux, mais on aurait aimé que l’évolution de leurs rapports conjugaux ne masque pas celle des espèces.