Adapter J.M. Coetzee au cinéma n’est sans doute pas une mince affaire. L’écrivain mondialement célébré pour sa peinture des années post-Apartheid semble avoir intégré avec acuité les contradictions de l’Afrique du Sud post-coloniale. L’âme d’un pays, que tente de restituer à l’écran Steve Jacobs – une tentative courageuse, mais pas entièrement prégnante.
Logiquement, la disgrâce doit faire suite à la grâce. Mais quelle grâce ? C’est autour de la figure du Lucifer de Byron que Disgrace place son début ; un ange, le plus puissant et magnificent de tous, déchu, gouverné par ses instincts, et intrinsèquement non aimable. Lui aussi a quitté l’état de grâce, pour avoir prétendu à la liberté de choix. Cette liberté, autant le professeur d’université David Lurie que sa fille Lucy s’en réclament. Lui, en jouisseur dandy ne voyant pas de mal à abuser de ses étudiantes ; elle, lorsqu’elle défend mordicus sa volonté de rester en Afrique du Sud.
Pourtant l’Afrique du Sud est un pays rude, surtout pour les citoyens de la société fracturée de la période post-Apartheid. Deux forces s’opposent : d’une part, la violence aveugle, terrible et omniprésente, dont la malheureuse Lucy sera victime ; d’autre part, l’inertie, l’immobilisme apathique qui serait censé procurer le bonheur, ou au moins la tranquillité. Tant que demeure la vie, tout va bien. Et quant à l’espoir… Disgrace n’a rien d’un film à thèse. La situation ethnopolitique est certes omniprésente, mais comme une toile de fond, soutenant le centre du film, une série de portraits d’une précision peu commune. La vie habite manifestement les personnages. La vie et ses contradictions, son absence de morale univoque, son anti-manichéisme… et ses mystères. Envisagé du point de vue de David Lurie, le récit laisse leurs zones d’ombres à ses interlocuteurs.
David Lurie lui-même reste nébuleux. Même au plus fort de sa relation de contrôle sur son élève, Steve Jacobs se garde bien de porter un jugement sur le personnage. Présenté comme un célibataire à la solitude ambiguë, il débute le film en avouant sa tendresse à une prostituée, qui du coup cessera immédiatement de le voir. Lassitude et isolement semblent être le lot de cet homme, par ailleurs trop arrogant pour admettre de regretter publiquement le harcèlement sexuel qu’il a fait subir à son étudiante. Fragile autant que hautain, David Lurie se découvre une sensibilité humaine – en prolongement de sa perception littéraire lassée – après l’agression de sa fille. Mais c’est avant tout le refus de celle-ci d’accepter son aide qui conditionne la remise en question du professeur. Le monde a cessé tout à coup de correspondre à son fantasme figé : ce n’est cependant pas pour autant que le professeur se verra offrir d’assurer à nouveau son contrôle sur la réalité. Pour lui, il s’agira d’apprendre à perdre.
Cette sombre leçon semble habiter Disgrace : comme les Noirs ont dû supporter le joug des blancs, ceux-ci doivent aujourd’hui apprendre à courber l’échine. Plus qu’à une suprématie d’une communauté sur une autre, c’est le dessin d’une âme nationale bien réelle qui nous est proposé ; une âme aux fondements fissurés et morbides. Cette nation mérite t‑elle qu’on se plie à ses volontés ? C’est en tout cas l’option retenue par le réalisateur, via des personnages capables d’une grande fortitude (là où Sam Peckinpah, sur une problématique similaire dans Les Chiens de paille, décrivait un surgissement violent de l’instinct territorial).
La complexité des rapports humains, la finesse d’écriture de leurs caractères constitue le trait marquant de Disgrace. Cependant, et c’est autant une force qu’une faiblesse, cette écriture ciselée choisit de préserver les zones d’ombre. La narration de Disgrace se pose ainsi en antithèse de la voix-off, un roman visuel avant tout centré sur la progression de ses dialogues – et, parfois, de leur absence. Cette tendance est si intense que le film finit par tomber victime de son aspect sur-écrit. Formellement obligé de coller au principal vecteur de son scénario, les locuteurs de son dialogue, le réalisateur ne décolle que peu d’une mise en scène tout en promiscuité, ne laissant que peu de respiration à son film, peu d’existence à ses décors, à ce pays qu’il entend dépeindre. On ne saisira jamais réellement ce qui attache Lucy à son lopin de terre. Le plan final du film met en scène la magnificence du décor, dans un long travelling arrière. À quelques fugitives images près, ce sera le seul moment de communion entre l’intime et le global, l’individu et la terre.
Porté par des comédiens très impliqués (particulièrement un John Malkovich tout en retenue, a contrario de beaucoup de ses performances récentes ; tout autant que la surprenante débutante Jessica Haines), Disgrace est un film qui aime, respecte ses personnages, au point de friser l’abstraction, l’illustration pure et non contextualisée d’un texte très travaillé, mais parfois désincarné. Est-ce une faillite ?, celle d’un film qui voudrait relier le pays aux hommes et aux femmes ? Mais peut-être sont-ce les tourments de ceux et celles-ci qui sous-tendent l’âme sud-africaine – une âme qu’on nous raconte ici, à contre-courant des options narratives usuelles. Il faut du courage pour se confronter à ce rude portrait en tant que spectateur ; il en a certainement fallu pour mener à bien un tel traitement, en tant que scénariste et en tant que réalisateur.