Le dernier long-métrage d’Emmanuelle Bercot est né d’un honorable désir de cinéma, celui de filmer une actrice, en l’occurrence Catherine Deneuve. La cinéaste délaisse donc ses histoires d’adolescence graves et passionnées (Backstage, Clément) le temps d’un feel good movie troisième âge sympathique mais inégal. La légèreté mélancolique d’Elle s’en va ne l’empêchera pas de se voir finalement plombé par les bons sentiments et quelques maladresses expéditives.
Dès l’entame, les images de Bercot expriment une conjugaison de désir et de frustration souterraine, qui nous prive d’un visage pourtant filmé en gros plan, celui de Deneuve nous tournant le dos. Cette envie de fuir, encore latente, va surgir brutalement, avec la même soudaineté qui inscrit le moteur de l’action à venir en lettres capitales géantes sur l’écran jusqu’à obstruer le cadre : « elle s’en va ». Elle, c’est Bettie, la soixantaine, restauratrice bretonne qui mène sa barque avec une apparente fermeté. Mais les difficultés financières et, surtout, l’abandon de son amant, fragilisent le déroulement d’une vie pénétrant l’illusoire tranquillité du troisième âge. Aux antipodes de l’adolescence, état de mutation ouvert à toutes les promesses, la vieillesse façonne un cadre restrictif où l’étendue des possibles se referme. Et Bettie s’est laissée enfermée, confinée dans sa petite ville de province, parquée dans la maison familiale qu’elle partage avec sa mère envahissante, consignée dans une vie sentimentale vaseuse. Avec une sage résignation, elle n’attend qu’une fracture providentielle pour ouvrir son horizon. Cette fracture, c’est la rupture, annoncée par sa propre mère – ce qui en dit long sur l’état de claustration dans lequel s’est embourbée Bettie. Elle déclenche une prise de conscience, une envie de s’échapper qui prend la forme du road-movie. Bettie prend sa voiture pour aller chercher des cigarettes… et ne revient pas, lancée sur les routes de France comme une ado en fugue, partie à la rencontre – plutôt qu’à la recherche – de son destin à côté duquel elle n’a fait que passer.
Bettie brise la routine de quelques coups de volants et la voilà, durant la première partie du film, lancée dans un enchaînement de séquences un brin pittoresques qui déroule une galerie de personnages gentiment étonnants. Cette France profonde est ainsi pleine de charme insolite qui révèle avant tout l’aura magnétique de Bettie-Deneuve. Un vieil agriculteur, l’agent de sécurité d’un magasin d’ameublement, une bande de copines au « Ranch », un trentenaire amouraché… tous sympathisent avec l’irrésistible Bettie, lui offrent un verre, une cigarette ou un lit. Ces scénettes amusantes explorent le potentiel comique de l’actrice (notamment lorsqu’au petit matin elle se réveille avec une bonne gueule de bois aux côtés du jeune homme de la discothèque). Elles pâtissent cependant d’une difficulté à établir un équilibre entre Deneuve l’ensorcelante et Bettie, la femme simple et ordinaire jetée dans la vie des « vrais gens ». En assimilant cette « vraie vie » à des acteurs non professionnels, tandis que les véritables acteurs (la mère Claude Gensac, la serveuse Hafsia Herzi, l’ex-miss Mylène Demongeot) appartiennent à son passé d’avant la fugue, Bercot opère un clivage étrange, schématique voire douteux, entre « l’authentique » et le cinéma. Comme si le second ne pouvait atteindre le premier qu’au prix d’une amputation naïve des puissances du jeu transformée en recette du « faire vrai ». Alors qu’en son centre, c’est bien la star, l’Actrice qui attise la flamme, le désir même de filmer, et non le petit peuple, ainsi confiné en bas d’une hiérarchie folklorique un peu maladroite. L’envoutement va même jusqu’à contaminer la caméra dont les cadrages centripètes oublient les paysages, amputant le road-movie de cet horizon qu’il est justement censé ouvrir.
La seconde partie du périple met entre les pattes de Bettie un petit-fils qu’elle ne connaît pas, et qui ne résiste pas longtemps au charme de son aïeule après quelques réticences convenues. Car tout le monde aime Bettie, fille chérie, femme désirée, grand-mère adorée, amie respectée. Seule ombre au tableau : son incapacité à être mère, sa fille (jouée par la chanteuse Camille, qui en fait un peu trop dans l’aigreur), étant la seule à résister à cette évidence magnétique. La seconde partie du film abandonne alors les promesses hasardeuses du début et prend une tournure plus classique en ramenant la narration à un récit de restauration de la cellule familiale. Il trouvera son accomplissement dans un happy end plein de bons sentiments autour d’une scène qui sent bon la pub Ricoré.