Il est délicat de faire la fine bouche devant une œuvre qui entend défendre une juste et noble cause : il y a toujours le risque de passer pour un sans-cœur, ou de se voir accusé d’être complice de la forme de domination que ses auteurs s’attachent à dénoncer. Pour autant, il serait bien difficile de taire les maladresses flagrantes et les insuffisances béantes d’un film qui cumule à peu près tous les défauts des documentaires engagés.
En terre étrangère entend suivre les trajectoires croisées d’immigrés installés clandestinement en France, et d’Africains qui rêvent de suivre leur exemple. Cette démarche, louable, se heurte hélas à la prétention du réalisateur qui, visiblement imbu de la noblesse de ses intentions, ne semble s’être posé aucune question sur la manière de retranscrire à l’écran sa vision du monde et ses indignations, et ne respecte par conséquent aucune des clauses du contrat tacite censé lier le documentariste à son spectateur.
Les émotions du spectateur tu ne manipuleras pas.
L’un des principaux écueils sur lesquels est venu s’échouer le film de Christian Zerbib surgit dès la scène d’introduction : « Le jour se lève sur Paris égoïste » entend-on alors que la caméra capte un lever de soleil banal sur les toits de la capitale. Le commentaire en voix off, omniprésent, tour à tour lyrique et donneur de leçons, est tellement orienté, mais aussi grandiloquent et sentencieux qu’il en devient rapidement insupportable.
Le spectateur est pris à parti plus qu’à témoin : culpabilisé d’appartenir à un monde occidental accusé d’être la source de tous les maux, sommé de compatir à la misère du monde, il se voit émotionnellement pris en otage dans la plupart des scènes. À ce titre, et comme souvent quand un réalisateur qui n’a pas confiance dans l’intelligence de ses spectateurs cherche à la noyer dans le pathos, l’usage de la musique est symptomatique : ainsi, ces nappes sonores angoissantes qui accompagnent la diffusion d’images d’archives montrant des clandestins échoués en masse sur les Îles Canaries, viennent appuyer – jusqu’à l’anesthésier – une émotion que ces scènes très dures auraient pourtant suffi, à elles seules, à éveiller.
Les armes du cinéma tu utiliseras.
L’aspect formel est laissé à l’abandon, comme si la puissance d’une colère légitime et la volonté affichée d’empathie suffisaient à justifier un film. Le montage est purement fonctionnel, enchaîné au discours, et les cadres, peu composés, ne font que capter passivement le monde, sans jamais se l’approprier ou y imprimer un regard singulier.
Paradoxalement, Zerbib ne sait pas observer et rester neutre : il faut qu’il envahisse le plan, qu’il oriente et saucissonne le discours des personnes qu’il interroge. Sa caméra ne révèle pas la douleur, l’espoir ou le désarroi : elle les traque. En ce sens, sa mise en scène s’apparente moins à celle d’un documentaire digne d’être diffusé dans une salle de cinéma, qu’au formatage d’un mauvais reportage télévisé.
Le seul beau moment du film est celui qui échappe à la programmation : devant la caméra, une femme africaine se met à chanter et danser. C’est spontané, c’est vivant, quelque chose passe. Puis la magie s’éteint, et le film retrouve ses rails, reprend son cours – dans tous les sens du terme.
Objectif et rigoureux ton discours restera.
Le réalisateur d’En terre étrangère recueille des témoignages d’immigrés, mais plutôt que de se contenter de cette matière brute, émouvante et éclairante, il l’entrelarde d’interviews d’hommes politiques (François Rebsamen, Azouz Begag, Patrick Braouezec), de bénévoles qui viennent en aide aux clandestins mais n’ont pas grand-chose à dire sinon qu’ils tiennent à rester apolitiques (ce qui pourrait sembler problématique – mais Zerbib ne s’attarde pas sur cette question), mais aussi de comédiens plus ou moins connus pour leur engagement en faveur des sans-papiers : Josiane Balasko, Charles Berling et Emmanuelle Béart.
Le film y gagnera sans doute en visibilité, mais en terme de crédibilité, on eût apprécié qu’il ne se contente pas de ces quelques people et fasse appel à des analystes un peu plus fins – quand bien même Berling citerait Surveiller et punir de Foucault. En terre étrangère n’est ni une enquête documentée et chiffrée, ni une confrontation de points de vue. Son réalisateur se contente de l’émotion immédiate que provoque le récit d’existences niées ou brisées, et passe rapidement sur tout ce qui pourrait venir appuyer ou contredire un discours essentiellement culpabilisant. S’il évoque sans jamais s’y attarder la corruption des dirigeants africains, la mondialisation, l’autosuffisance alimentaire, etc., il ne creuse aucun de ces sujets, en restant à des généralités vagues comme « La jeunesse sénégalaise est en perte d’espoir »… Et quand Emmanuelle Béart évoque la « paranoïa des gens » face à l’immigration clandestine, ni elle ni personne ne vient s’interroger sur les raisons profondes de cette peur posée comme irrationnelle, et sur les motivations de ceux qui la nourrissent et l’exploitent.
On trouvera peut-être la critique un peu dure, pour un film par ailleurs inoffensif. C’est qu’il est rageant de voir des thèmes – politiquement et humainement essentiels dans notre pays où la chasse aux immigrés a été déclarée ouverte tout au long de l’année, souvent au mépris du plus élémentaire respect de la personne humaine – aussi mal servis (voire desservis) par une forme déficiente. En terre étrangère, arpentant de ses gros sabots des chemins pavés de bonnes intentions, représente le niveau zéro du documentaire politique : ne s’adressant qu’à ceux qui sont déjà convaincus de la justesse de ses thèses, il se contentera de les conforter dans les pantoufles de leur bonne conscience.