Très belle idée que de proposer ces trois premiers films d’Abbas Kiarostami. Et très beau programme, notamment avec la découverte du méconnu Expérience, le premier long-métrage du réalisateur iranien. Il est ici nullement question des balbutiements d’un jeune cinéaste en gestation mais bien d’œuvres pleine de maîtrise et de poésie, au sein desquelles le geste, l’esthétique et les thèmes kiarostamiens s’avèrent déjà bien en place.
Après presque une décennie de collaboration à des films publicitaires ou des génériques de films, Abbas Kiarostami prend la tête en 1969 de la KANOON (Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes). Le Pain et la rue (1970) marque ainsi le début de l’activité cinématographique de cette institution créée et financée par le régime du Shah tout en étant un foyer de libre création pour toute une jeune génération qui a pu y exprimer son talent, Jafar Panahi figure par exemple parmi ceux-là. Les événements de 1979 ont évidemment changé la donne, l’institut fut pendant longtemps le seul organe cinématographique du régime des mollahs.
Les trois films ont l’enfance pour centre de gravité, trois garçons pour lesquels le cinéaste va démontrer son génie de la captation, ceci avec un ton naturaliste dans un noir et blanc superbe. Kiarostami met en place des micros récits marqués par ces petites aspérités qu’offrent, ou imposent, la vie. Dans La Récréation, un enfant est puni pour avoir brisé une vitre de l’école. Il reste dans le couloir puis on le suit sur le chemin du retour son ballon sous le bras. Sa trajectoire sera toutefois déviée. Le petit garçon du Pain et la rue connaît lui aussi une contrariété dans son cheminement puisqu’un chien lui bloque le passage de la rue qu’il doit emprunter pour ramener le pain chez lui. Dans Expérience, il s’agit du quotidien d’un adolescent de 14 ans employé à tout faire dans une boutique de photographie. Il s’éprend d’une jeune fille bien mieux née que lui. Ces récits sont à l’image du dessein de Kiarostami, qui est de saisir la vie : « j’ai commencé mon travail en me servant souvent des longues prises, sans narrer vraiment, en suivant le rythme lent qui est pour moi le rythme de la vie. » Si on jouait au jeu des différences avec son devenir esthétique, on pourrait insister sur le fait que le cinéaste iranien use davantage ici du montage (interne y compris) pour mettre en relation des échelles de plans plus variées.
Chez Kiarostami, le déplacement n’est jamais synonyme d’errance, il est un cheminement. Les deux premiers courts-métrages sont des « films-flux », comme il y en aura tant d’autres chez le cinéaste iranien. Tous deux sont marqués par une fixité inaugurale, l’enfant au piquet durant la récréation et le garçon en haut de la ruelle obstruée par le chien. Puis, lorsque les corps sont libérés de leur contrainte, ils entrent en mouvement et en déambulation. On retrouve cette faculté du cinéaste à décomposer l’espace, en donnant l’illusion de la continuité. En jouant à merveille avec les ruelles étroites et labyrinthiques, celles-ci sont traitées de manière géométrique à coups de plans fixes. Toutefois, il use aussi de procédés formels qu’il abandonnera ensuite presque intégralement dans la suite de son œuvre. Les personnages sont en effet parfois accompagnés dans leurs mouvements, que la caméra semble parfois prendre en charge : panoramiques parfois vifs, plans à la grue, angles particuliers (contre-plongée), travellings (certains précédent parfois le déplacement). La seconde tendance est toutefois déjà moins nette dans Le Pain et la rue. Dans les deux cas, cette déviation de la trajectoire, si elle constitue la matière dramaturgique du récit, est vécue comme une manière de baguenauder et de poser un regard sur un réel prenant un tour insolite voire pittoresque. Ces micros événements ne sont pas des accélérateurs de l’existence, au contraire il s’agit de la ralentir. Pour les personnages comme pour le spectateur, ces déambulations sont des invitations à la rêverie, ces accrocs une manière d’accéder à une inédite dimension poétique.
Les notions de documentaire et de fiction n’ont pour lui aucune importance : Abbas Kiarostami filme à l’intérieur du réel, cette donnée intangible avec laquelle il faut nourrir l’espace de la fiction, et non pas composer. C’est plusieurs fois le cas dans Expérience, lorsque l’adolescent se trouve dans le bus puis en descend, des têtes et des automobiles viennent obstruer, souvent fugitivement, le champ du film. La promenade dominicale n’est pas sans rappeler la fabuleuse fin de Close-Up : le réel n’est pas sous contrôle, il peut frôler le cadre et même y pénétrer. Filmée caméra à l’épaule, très proche d’un cinéma « direct », la scène ne semble pas hiérarchiser ce qui est du domaine de la fiction et du réel. Ce qui est certain, c’est qu’il y a là ce jeune garçon qui joue à être un homme. Il se fait cirer les chaussures, va au cinéma, fume des cigarettes.
On note cette même alternance entre déplacements et fixité du personnage dans Expérience, le mouvement est même exacerbé, particulièrement par le rythme de la folle métropole qu’est Téhéran et son infernale circulation, indéniable objet de fascination pour le cinéaste. On découvre un petit homme à tout faire en train de traverser une rue pour apporter le thé à son patron. Il sera aussi souvent saisi immobile dans ce même magasin, lors de solitaires scènes nocturnes. Si le corps de l’adolescent est fixe, il s’agit ici de vagabondages de l’esprit, de pensées rêveuses à la fenêtre ou au patronal bureau. Ces songes l’amènent sans doute à cette jolie fille dont il aimerait bien s’attirer les faveurs, ou bien la dureté de la condition d’un enfant pauvre qui doit s’échiner quotidiennement. Ces déambulations nocturnes trouvent dans une magnifique scène leur expression la plus forte. Après avoir remarqué un visage sur une photographie, il fait défiler entre ses doigts des rouleaux de pellicules devant ses yeux, pour en retrouver le négatif. Il devient rien moins que cette belle machine à raconter des histoires : un cinématographe.