Biopic en hommage à la poétesse sud-africaine disparue en 1965 dans les vagues de Three Anchor Bay où elle se donna la mort deux ans après Sylvia Plath et dans les pas de Virginia Woolf, Ingrid Jonker, première réalisation d’envergure de la cinéaste Paula van der Oest, doit plus à un casting réussi qu’à sa mise en scène très factuelle.
Carice van Houten, à qui seul Paul Verhoeven avait offert un rôle d’envergure dans Black Book en 2005, montre qu’elle a l’étoffe d’une grande. Récompensée par le prix d’interprétation féminine au festival de Tribeca, elle explore les contradictions de ce personnage toujours au bord du gouffre sans en faire une icône ni une hystérique. Il y a peu de femmes autour d’Ingrid Jonker. Son existence est guidée par des hommes. Ses amants, artistes accomplis, présentent autant de reflets inversés du seul homme dont elle ne peut gagner l’amour : son père. Rutger Hauer prête ses traits à cette austère figure paternelle contre laquelle elle vient sans cesse buter, incapable qu’elle est de partager ses valeurs racistes et pragmatiques. Ce Boer à la mine patibulaire dirige la commission de la censure au Parlement, rien ne pourrait plus l’opposer à sa fille que cette fonction politique, et pourtant, déchirée entre ses convictions et son amour pour un père qui ne lui a jamais témoigné la moindre affection, Ingrid Jonker tentera toujours de gagner sa reconnaissance.
Enfant aux pieds nus sur une petite langue de sable au bout du monde, Ingrid Jonker grandit dans une nature généreuse et sauvage. Son père, séparé de sa mère et qui récupère Ingrid et sa sœur après le décès de celle-ci, ne voit dans cette innocence farouche et nue qu’un manque d’éducation. Difficile pourtant de discipliner cette herbe folle, enfant fantasque alignant des mots sur les murs de sa chambre puis femme insoumise, n’obéissant qu’à ses pulsions de vie et de mort qui la jettent d’amants en séjours asilaires. Passé la scène d’ouverture, le scénario du Sud-Africain Greg Latter (Goodbye Bafana) se concentre sur les quatre dernières années de la vie de Jonker. En 1961, Ingrid Jonker prend son indépendance au Cap. Libérée d’un mari qui pesait comme un boulet sur ses projets d’écriture et d’indépendance et dont elle a eu une petite fille, elle fréquente la communauté bohème des artistes sud-africains qui tentent de vivre avec les contraintes d’un État autoritaire et raciste à grand renfort d’alcools et de fêtes sur les plages du Cap. Jack Cope – remarquablement campé par Liam Cunningham (Hunger, Le vent se lève), qui prouve une fois encore à quel point il est trop souvent sous-employé dans des rôles secondaires – écrivain en vogue aux faux airs de Jack London, sera son mentor et amant. Présage sans coïncidence, il la sauve de la noyade et l’aide à regagner le rivage.
Si l’océan aligne un horizon sans bornes dans la plupart des plans – depuis la bicoque sur la plage où vit Cope et où Jonker trouve un temps refuge jusqu’aux longues journées sur la plage – la récurrence de ce motif en arrière-plan n’a rien d’un décor accompli. Quoique l’insistance du directeur de la photographie Giulio Biccari sur les couchers de soleil grandioses et la lumière rasante puisse agacer, on aurait tort de n’y voir qu’une publicité déguisée pour la côte sud-africaine. Bien plus qu’un motif, l’océan est une épreuve, le lieu où tout s’origine et où tout s’efface. Au contraire de ces hommes plantés sur leur terrain, possédant ce qu’elle ne pourra jamais avoir – une maison, des terres, la certitude d’avoir accompli leur destin – rien n’appartient à Ingrid et elle n’appartient à personne. Insaisissable flux traversant son corps d’amante et de mère, ingérant et vomissant de plus en plus d’alcools, expulsant dans le sang l’enfant dont elle doit avorter secrètement sans pouvoir l’avouer à Cope, la féminité d’Ingrid Jonker est un élément liquide, un océan secret où elle navigue en solitaire et finira par se noyer. Libre comme l’eau, Jonker n’aura pourtant aspiré qu’à avoir un foyer. Femme-enfant fantasque, toujours au bord de la crise de nerfs, aspirant à se défaire de chaînes dont elle s’entrave elle-même, Ingrid Jonker trouve dans la lutte des Noirs sud-africains contre l’Apartheid un écho à sa tragédie intime, son incapacité à déclarer son existence à la face de son père. Le succès critique de ses œuvres publiées par ses mentors Jack Cope et Uys Krige n’y changera rien. Érigée en symbole national par Nelson Mandela qui lit son poème le plus célèbre, The Child Is Not Dead (récit du meurtre d’un enfant par la police afrikaner lors d’une manifestation dans un township), lors de son investiture au Parlement en 1994, Jonker n’avait pas l’étoffe d’une héroïne nationale. Dommage que le film essaie lui aussi avec beaucoup de maladresse d’en faire une légende, avec un dernier plan lourd de symboles ridicules. Terrassée par des électrochocs, incapable de surmonter sa dépression, Ingrid Jonker était loin de se préoccuper de sa postérité. Elle s’enfonça dans les vagues une nuit de juillet.