Sous le charbon, les braises présentait l’histoire de mineurs propriétaires de leur puits et de leur organisation plaçant l’homme – et non le salarié – au cœur de l’ouvrage minier. A l’opposé du travail comme fondement de rapports équitables, Sur le fil du refuge proposait de suivre des gens qui ont un travail et qui pourtant restent marginaux, SDF, à l’écart. Cette fois, c’est l’appréhension de la question du travail dans sa totalité que Jean-Michel Carré propose avec J’ai (très) mal au travail : du travail comme élément central dans la construction de l’individu, en tant qu’un des déterminants du bonheur, et par là-même comme facteur de peur, de stress ou de psychopathologies.
On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles. Ce vieil adage du droit romain rappelle que la parole préexistait comme lien social avant notre logique contemporaine de contractualisation, au centre et au creux de laquelle se loge le travail. C’est peut-être pour rendre cette parole perdue aux employées et ouvriers comme aux managers, aux cadres dirigeants comme aux syndicalistes, aux avocats et médecins du travail que Jean-Michel Carré a réalisé ce documentaire. Le résultat : paroles retrouvées, avec cependant le regret de ne pas avoir pu s’attarder plus longtemps avec une employée tisseuse d’industrie ou avec un psychanalyste du travail qui se rejoignent tous deux sur la satisfaction que procure une pièce, une œuvre, « un travail bien fait[s] ».
La didactique particulièrement soignée de la réalisation est servie par un montage dense : aux paroles de salariés qui vivent le travail — ici comme souffrance — viennent alterner les paroles d’experts, tant scientifiques que professionnelles. Cependant la caméra ne s’attarde pas plus de cinq minutes sur un témoignage, les phrases d’explications succèdent aux reportages et aux images d’archives : le spectateur ne sait plus si l’émotion enfin captée d’une interview doit tenir lieu de preuve à une démonstration ou simplement comme illustration d’une parole d’« expert ». Comme si le rythme du documentaire rejoignait les cadences infernales des chaînes de montage qu’il donne à voir pour passer d’un thème à un autre ; le montage, même légèrement repris de sa version initiale télévisée, tend parfois à l’argumentaire visuel du publiciste.
Mais pour paraphraser Jean-Michel Carré, qui mieux que les publicitaires savent pointer, avec un cynisme confondant, comment le système fonctionne ? Et mêler paroles d’experts et de salariés est nécessaire pour une approche globale : ni la sociologie ni la psychanalyse n’épuisent le sujet, et il est fascinant par exemple d’entendre un représentant du MEDEF qui considère que d’un point de vue capitalistique le système actuel est devenu contre-productif. En outre, la parole des salariés, lorsqu’elle est mise en scène, montre le peu de recul qu’on peut avoir parfois sur sa propre situation et le bonheur au travail : cette salariée de Dassault qui décrit sa fierté de fabriquer des avions de chasse… en voix-off sur un bombardement. Et grâce au recours à des publicités judicieusement choisies (comme à des extraits savoureux de L’An 01), J’ai (très) mal au travail met en relief l’incongruité de notre tendance contemporaine à penser « un monde organisé pour et par le travail ».
Une tendance pourtant banalement acceptée jusque dans la souffrance qu’elle implique. Cette Souffrance en France décrite à l’écran par Christophe Dejours renvoie, par la question du zèle et de l’acceptation, à ce cas limite qu’est le système nazi et à ces gens qui dirent : « je n’ai fait que mon travail ». Jean-Michel Carré montre le rôle du vocabulaire dans la banalisation de notre organisation du travail : un vocabulaire aujourd’hui guerrier, martial, d’élimination de la concurrence, tel ce conseiller en entreprise du MEDEF jusqu’à l’analogie : « Avant pour se confronter aux autres, on avait la guerre, aujourd’hui on a l’entreprise… ce n’est peut-être pas si mal. » Toujours la parole et ces quelques éléments de langage qui renvoient à La Question humaine de Nicolas Klotz pour la fonction essentielle de la sémantique dans la compréhension de la banalisation de la violence et de la souffrance au travail.
C’est un extrait de L’An 01 qui introduit le dernier temps du documentaire de Jean-Michel Carré : « Le bonheur c’est le progrès, faites un pas en avant. Et c’est le progrès, mais c’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté ? Si on essayait autre chose ? » Mais à cet extrait s’oppose le montage parallèle des heures d’affluences du métro parisien et de la publicité pour Macintosh imitant le 1984 d’Orwell : la mise en évidence d’une forme de discipline des corps — à défaut d’un discours unifié, et ainsi toute la difficulté d’un potentiel « pas de côté ». Commencé le matin avec les embouteillages du périphérique sud, une chaîne de montage automobile déjà en pleine activité et le RER parisien en période de très forte d’affluence, J’ai (très) mal au travail s’achève sur des émeutes nocturnes. Une autre violence que celle du travail, une violence mise en scène par une partie de la nouvelle génération en 2006, « par ceux qui veulent montrer qu’ils ne sont pas des victimes du système, qu’ils n’en sont plus les victimes ». Sans forcément aller jusqu’à un tel « pas de côté », Jean-Michel Carré propose de s’arrêter ne serait-ce qu’un moment pour réfléchir. Et c’est salutaire.