De retour sur la scène musicale de Kinshasa décidément prisée par les documentaires (au sens très, très large du terme) friands d’exotisme (Benda Bilili !, Kinshasa Symphony), il y avait de quoi craindre un nouveau spécimen complaisant — surtout au regard du premier, making-of misérabiliste pas vraiment déguisé. Or Marc-Henri Wajnberg propose un film à la fois plus honnête et plus retors que cela. Projet de documentaire devenu fiction aux allures de « docu-menteur », Kinshasa Kids joue avec la frontière entre les deux modes. Les sujets d’origine de Wajnberg sont des enfants des rues, rejetés par leurs familles pour diverses superstitions (on les traite de shengués : « sorciers »). Pour les besoins d’une fiction inspirée directement de leurs histoires individuelles, le réalisateur les a réunis et incités à former un groupe musical, les Diable Aza Te (« le Diable n’existe pas ») ; lequel a fini par exister réellement, au moins pour un temps, tandis que des liens entre les jeunes acteurs amateurs se sont formés. Le côté édifiant de cette histoire de tournage pourrait faire soupçonner une réplique chichiteuse de Benda Bilili ! ; on y échappe pour au moins deux raisons. D’abord, Wajnberg a le bon goût de ne pas se mettre en avant, de s’effacer pour laisser le phénomène musical suivre son chemin ; ensuite, dans le même mouvement, c’est l’argument documentaire qui s’efface judicieusement derrière la fiction assumée.
Néanmoins, la démarcation entre réel et fabriqué, entre saisie de parole directe et théâtralité du jeu d’acteur, entre points de vue improvisés et calculés de la caméra, continue de stimuler le film. Cela se fait sans rouerie (comme dans cette scène de toute évidence jouée, où une femme se met soudain à haranguer le documentariste fictif sur ses conditions de vie), mais en suscitant des questions qui forcent notre vigilance. Le film est-il, au bout du compte, entièrement fictionnel ou non ? Sinon, où s’arrête la part de réel enregistré (au moment où le réalisateur, hors cadre, doit payer des policiers pour pouvoir tourner, peut-être) ? Ces gens jouent-ils des situations réalistes ou s’arrangent-ils (les mêmes policiers laissent filer un voleur devant la caméra) ? Qu’est-ce qui relève du témoignage sincère et de l’image « obligée », cliché, sur la vie à Kinshasa ? Le film laisse flotter ces questions, ce qui a le mérite de nous inciter en permanence à réévaluer notre point de vue et nos préjugés vis-à-vis de ce portrait social.
Success-story sans complaisance
Le plus grand mérite de Kinshasa Kids ne réside cependant pas dans ces jeux de mise en scène certes habiles, mais bien dans son approche de l’histoire humaine qu’il raconte par ce biais. Il faut apprécier ce respect, ce mélange de pudeur et d’absence de complaisance ou de posture hiérarchique (bienveillance, moralisme, ce genre de rapport douteux), avec lesquels Wajnberg filme ces enfants tentant, avec l’aide de quelques adultes, de transformer leurs galères individuelles parfois extrêmes (la fille du groupe, 12 ans, a connu la prostitution) en destin commun, puis en cahoteuse success-story dont les aléas déjouent nos attentes de clichés. Ainsi croit-on retomber dans une de ces complaisantes chroniques de la débrouille africaine ; mais les choses s’avèrent vite moins simplistes, avec l’implication des motivations et des croyances diverses de chacun (voir le cas de Bebson, sa posture de foi dans le succès à venir et paradoxalement son peu d’empressement à résoudre les problèmes). Le facteur temps s’impose aussi, avec ces ellipses qui achèvent de faire de ce destin commun une épopée laborieuse, pas toute faite, incarnée à l’écran au-delà de la reproduction d’évidences, et qui a en plus la qualité de ne pas laisser notre regard passif.