Après la découverte de Semih Kaplanoğlu l’an dernier, avec l’excellent Yumurta, on se rend compte que Nuri Bilge Ceylan n’est pas tout à fait isolé dans le paysage cinématographique turc. Yesim Ustaoğlu, réalisatrice de La Boîte de Pandore, est certes très loin de présenter le même intérêt que les deux réalisateurs précités, mais elle partage avec eux une perception délicate et mélancolique d’une difficulté d’être, d’être turc en particulier. Dans ce récit plutôt convenu mais que l’on suit sans déplaisir, il est question de trois générations d’une famille pleine de tensions et de non-dits.
Si le cinéma d’auteur turc regarde vers un Occident où il a trouvé ses maîtres, il est toutefois marqué par un tiraillement. D’ordre géographique notamment, entre la mégapole stambouliote et le reste du pays, un orient souvent perçu comme un ailleurs lointain, d’où « l’on » vient pourtant. C’est le cas de Semih Kaplanoğlu qui, avec Yumurta, dévoile un récit du retour d’un fils dans son village natal. La première partie de la filmographie (Koza, Kasaba et Nuage de mai) de Nuri Bilge Ceylan est marquée par cette même thématique ; le lieu d’origine familial agissant comme un centre de gravité plein de sensations et d’affects. La Boîte de Pandore débute sur les mêmes bases. On découvre Nusret (Tsilla Chilton) dans une campagne bucolique où chante le coq et tintent les cloches des animaux. La vieille femme s’affaire laborieusement à trier des baies d’épines, puis elle s’arrête subitement, quelque chose de dysfonctionnel semble intervenir. Le film bascule alors vers les brumes matinales du Bosphore. Ce matin-là, une mère (Guzin, interprétée par Övül Avkiran) s’inquiète du fait que son ado de fils (Murat) ne soit pas rentré de la nuit. Le téléphone retentit, pas de nouvelles de ce dernier, mais on lui annonce que sa mère a disparu.
Nesrin, une femme indépendante qui exerce la profession de journaliste, et Mehmet, trentenaire débraillé et désœuvré, rejoignent Guzin, la maman possessive ; les trois frères et sœurs se mettent en branle et en route pour rechercher leur mère. Le gris d’un ciel pleurnichard figure les états d’âme de cet équipage. Cette disparition réunit une cellule familiale qui, on le devine, est marquée par l’éclatement ; l’habitacle du véhicule ne tarde pas à se remplir d’une tension qui tourne à un règlement de compte souligné par un coup de tonnerre. Éclats de voix et portes qui claquent. Ils finissent par atteindre une maison familiale désertée. Après avoir mis le grappin sur la mère, retrouvée inconsciente dans la forêt, le trio découvre qu’elle est complètement à la masse, un médecin prononce le mot fatidique : Alzheimer. Ellipse sur la prise de décision et voici la vieille femme hébétée à Istanbul chez Guzin, la grande sœur.
Autour de cette vieillarde qui oscille entre de nombreuses absences et des moments de lucidité foudroyants qui lui permettent de balancer des vérités de manière peu diplomatique, Yeşim Ustaoğlu montre la difficulté de se parler et dresse un tableau sans concession des liens familiaux. Le portrait de cette femme de la campagne (Tsilla Chelton est tout à fait convaincante) déracinée est touchant : « où est ma montagne ?», « il faut que j’y aille, il va neiger, les routes vont être bloquées » dit-elle. Les petits et gros tracas des vies personnelles surgissent ; des vies d’adultes insatisfaits et hypocrites, l’errance de jeunes gens (Murat mais aussi Mehmet qui vit en marginal) horrifiés par le pragmatisme de la génération précédente. Ceci dans une société marquée par la corruption, les arrangements et un horizon mal dégagé, pour ne pas dire bouché.
Avec une mise en scène qui ne recherche pas l’épate, mais un sens du cadre et de la lumière indiscutables, la réalisatrice sait se mettre à la bonne distance pour ménager de belles séquences menées sobrement. Si l’ensemble se révèle inégal, elle parvient à inscrire à l’écran les malaises générationnels sans tomber dans une suite de sketchs paroxystiques. Aussi, la cinéaste diffuse une mélancolie particulière à une ville qui s’avère l’un des personnages de La Boîte de Pandore. Un état que le Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk désigne, dans son très bel ouvrage Istanbul, par le terme hüzün : « ce sentiment noir éprouvé conjointement par des millions de personnes ». Difficilement définissable et ne pouvant être traduit, il s’agit à la fois d’un sentiment de perte et d’appartenance qui prend, avec les membres tourmentés de cette famille stambouliote, un sens aussi grinçant qu’émouvant.