Voilà un étonnant documentaire, d’abord parce qu’il vend en premier un sujet peu vu au cinéma : la traduction littéraire. Ensuite parce qu’il passe de ce sujet à celle qui le porte : Svetlana Geier et sa vie, de sa naissance en 1923 jusqu’à aujourd’hui, traductrice « star » de Dostoïevski du russe vers l’allemand. De Kiev à l’Allemagne, la vie de Svetlana Geier est une manière de s’interroger sur les destins individuels face à l’histoire collective, du communisme au post-communisme en passant par le nazisme.
On croirait un enchaînement de métamorphoses, une traversée de l’histoire contemporaine par une personne qui endosserait plusieurs peaux. La Femme aux 5 éléphants s’ouvre sur le visage ridé mais doux et charmant de Svetlana Geier, sous de longs cheveux blancs en chignon, presque un cliché de l’adorable mamie, menue, vive voire espiègle, sans cesse active aux fourneaux ou à l’écoute de ses visiteurs. On croirait d’abord une petite société modestement bourgeoise, maison confortable, élégamment encombrée de livres, visites d’amis érudits qui l’aident à traduire et à relire ses textes, sensation d’aristocratie coupée du monde. Puis c’est la famille, une foule de petits enfants et l’on voit Svetlana diriger cette escouade autour d’une longue table, occupée à préparer un incroyable repas. Plus tard, loin de chez elle, courbée sur le bras d’une de ses petites filles – Geier est fortement bossue –, dans les rues glacées de Kiev, on pourrait ne plus retenir que l’impression d’une vieille femme usée. Au fil du film, l’image de Svetlana s’enrichit encore : elle est aussi la fille d’un prisonnier politique sous Staline, la témoin du massacre des juifs de Kiev au ravin Babij Jar, la traductrice d’une personnalité de la Wermarcht avant de se retirer avec l’armée allemande et d’obtenir un passeport étranger ainsi qu’une bourse du ministère responsable des territoires occupés…
Le point de départ du réalisateur Vadim Jendreyko, c’est la fascination que provoque cette traductrice, c’est l’approche de son travail, son dévouement d’une vie entière pour le Texte, les difficultés à rendre exactement un auteur, et les zones limites où la littéralité n’est plus possible. La traduction est peut-être la partie à la fois la plus ignorée et la plus redoutable du monde littéraire, et des écoles se battent autour des pôles littéral/littéraire. A voir La Femme aux 5 éléphants (le titre renvoie aux cinq grands romans de Dostoïevski, puisqu’elle s’y atèle depuis les années 1990), on apprendra peu mais richement et avec délice d’une méthode de travail. D’abord seule face aux textes, puis traduisant à l’oral devant une dactylo complice qui prend note (scène cocasse où le bruit de la machine à écrire couvre le son des voix). Enfin une phase où Svetlana Geier se fait lire sa première traduction pour l’affûter, la lisser comme le ferait un sculpteur. Elle y discute le sens, la musicalité, revient sans cesse au texte original pour conserver l’exacte idée exprimée et tenter d’approcher la similarité du son. Passionnante et infinie, cette pratique aurait pu faire l’objet d’un seul film qui serait devenu trop long et indigeste, elle est en tout cas une archive fantastique. L’autre activité de Svetlana Geier est d’enseigner, en Allemagne ou ailleurs, la traduction, ses préceptes, la méticulosité comme le recul nécessaires, qu’elle formule ainsi : il faut traduire le nez en l’air.
Enseigner est l’occasion de se rendre à Kiev, 64 ans après avoir quitté l’Ukraine. Belle partie du film que ce voyage en train, monté simplement, en parallèle d’images d’archives qui racontent les évènements traversés par la traductrice. Une voix off accompagne le récit, relie la grande et la « petite » histoire. Geier, emmitouflée dans ses châles, regarde muettement le paysage et l’émotion des souvenirs qui en émergent passe uniquement dans les légers mouvements de son visage. Le réalisateur, s’il ne construit pas son film de manière particulièrement originale, se tire bien du principal écueil : osciller sans véritable lien apparent entre la traduction et l’histoire de Geier. Il y a une grande délicatesse chez Jendreyko dans l’écoute de ce personnage. Clairement fasciné, il en fait presque un principe, et suit la vieille femme partout, sans qu’aucune scène ne soit finalement inutile ou complaisante, même quand les rencontres qu’elle fait sont clairement des échecs, comme lors de cette visite à la datcha familiale, où elle est plutôt mal reçue par les nouveaux habitants et repart sans avoir pu retrouver trace de cette propriété.
Jendreyko laisse donc Geier mener le film, il n’en fait pas pour autant une tribune. Et c’est étonnement ici que La Femme aux 5 éléphants peut poser problème, du moins question. De par sa vie Geier a côtoyé de grands gouffres politiques, notamment lorsqu’elle travaille pour ceux dont elle sait qu’ils s’assimilent au massacre des juifs de Kiev. Rétrospectivement, il est facile de tomber dans le jugement hâtif, mais s’il est dit qu’elle réalise peu à peu à la fois la chance qu’elle a, les avantages désintéressés dont on la fait profiter, et les horreurs dont sont victimes ses compatriotes, elle-même n’en parle jamais. Qu’en est-il des marques qu’a laissé cette histoire ? Des regrets, de la culpabilité éventuels ? Elle semble toute et tellement dédiée au Texte, qu’on aimerait savoir dans quelle mesure la traduction est une passion, et dans quelle mesure un exutoire ou une fuite. Bien sûr relier le russe et l’allemand est une manière de concilier deux cultures, de guérir des différences et il n’y a jamais de doutes quant à une volonté de paix. Mais la voix que semble suivre Jendreyko, celle du non-engagement, laisse le spectateur seul face à ses questions. En ces heures où l’actualité met sur le devant de la scène des films qui font de l’engagement une raison d’être, il est heureux d’échapper à un utilitarisme de l’histoire. Cependant, ne serait-ce que pour éviter le trouble, pourquoi rentrer si intimement dans cette vie, dépasser le sujet de la traduction vers l’histoire traversée, si c’est pour laisser totalement blanc sa vision rétrospective, et pourquoi pas actuelle, d’une Europe qu’elle a vu douloureusement naître.