L’amour, quand il ne se vit pas, se dit. Les mots peuvent pallier l’absence de l’être aimé. Depuis le dévouement d’un amour courtois, à l’intellectualisation du « fragment d’un discours amoureux » de Barthes en passant par le cynique « l’amour, l’amour, toujours le beau discours » de Brigitte Fontaine, l’amour se parle, s’écrit, se crie. Mais qu’advient-il lorsque la parole même manque pour combler le vide amoureux ?
La trame narrative semble avoir été déjà vue et revue : Valeria tombe éperdument amoureuse de Massimo, son voisin de l’immeuble d’en face qu’elle observe depuis sa fenêtre. Conduite aveuglément par cette passion sans nom, elle le suivra à Rome pour se faire secrétaire de Flavia, la femme avec qui, là-bas, il veut partager sa vie. Spectatrice de cet amour dont elle est exclue, engluée dans le mensonge, Valeria laisse filer sa vie entre ses doigts.
Le point de départ de cette histoire s’inscrit dans la tradition littéraire de la naissance de l’amour-passion. Quand Cupidon vise, il manque rarement sa cible. Un regard croisé par hasard, et l’autre s’impose comme une fulgurante apparition. Pour Valeria, Massimo est bien cette apparition mystérieuse qu’elle regarde vivre à travers ses rideaux. Les travellings qui suivent les allées et venues de Massimo dans son appartement épousent le point de vue de la jeune femme, la tendresse de son regard pour cet inconnu. Mais nous ne sommes plus à l’époque où l’amour devait surmonter les obstacles extérieurs (entre autres, le mari, les guerres). Ici, l’obstacle est tout intérieur, il est la solitude, si enracinée dans l’être humain du vingt-et-unième siècle qu’elle l’empêche d’aller vers l’autre. Valeria est seule face à la naissance de son amour. Elle ne veut pas être vue de son inconnu et encore moins lui parler, préférant se cacher sous un grand manteau et de grandes lunettes noires pour le suivre dans les rues de Turin. Sait-elle même nommer le sentiment qui la ronge ? Par habitude de solitaire, par dés-apprentissage des codes sociaux, Valeria stagne, s’englue et s’enferme dans son désir.
Pour Paolo Franchi, l’amour, avant de pouvoir s’épanouir aujourd’hui, doit d’abord vaincre la solitude de l’homme moderne. On regrette alors le scénario un peu simpliste dans lequel le metteur en scène ancre les ingrédients de la solitude de ses personnages. La présentation du personnage de Massimo ressortit au cliché. Signe typique d’un excès d’esseulement, le bellâtre partage son appartement citadin avec son chien. À travers les yeux de Valeria, on l’observe caresser vigoureusement l’animal, le sortir, le nourrir (Quel homme magnanime ce Massimo…). Et puis très vite, le fidèle compagnon montre tant de signes de faiblesse que son maître affolé traverse les rues à la recherche d’un taxi pour conduire l’ami canin chez le vétérinaire tout le en portant dans ses bras (Quel gentleman ce Massimo…). C’est donc la mort subite de son chien (l’aura-t-il piqué, cet homme fait preuve d’une grandeur d’âme…) qui décide Massimo à quitter Turin pour combler sa solitude dans les bras de Flavia. Voilà pour le portrait un peu rapide, un peu lisse aussi de ce Turinois si solitaire. À Rome, ces deux-là sont beaux, riches, intelligents mais aussi désespérément seuls. Donc le point de départ est a priori banal. On se dit que le discours va l’être aussi. Dans La Spectatrice, l’action principale des personnages demeure celle-ci : tout quitter et rejoindre l’être aimé pour vivre avec lui.
Car cette histoire d’amour est aussi une histoire d’appartements, la solitude de ces trois personnages prend place dans les lieux citadins. Il faut bien un lieu à la naissance de l’amour, condition essentielle au déploiement de la passion amoureuse. La scène dans laquelle Valeria visite l’appartement turinois laissé vide par son inconnu témoigne de la tentation de se rapprocher de lui en investissant son habitation. Sans être véritablement maîtresse de sa décision, elle décide brutalement de chercher Massimo à Rome. Là-bas, le très grand appartement de Flavia semble offrir à Valeria la possibilité de se rapprocher de Massimo. Le souvenir de feu son mari hante si cruellement Flavia qu’il l’éloigne de Massimo en lui interdisant d’envahir l’espace, une place alors vacante qui invite Massimo et Valeria à se rapprocher. Tout semble propice à la réunion de ces deux solitudes, mais Valeria ne semble pas prête à quitter sa position d’observatrice.
De Turin à Rome, c’est donc l’histoire d’une typologie amoureuse. Les lieux évoqués, Turin, Rome, Paris, situent inévitablement le thème de l’amour au creux d’un mythe quelque peu surfait dont l’histoire de Sonia, la colocataire turinoise de Valeria, entérine le cliché. Celle-ci est follement amoureuse d’un Français (qui habite, on vous le donne en mille… Paris). Des histoires en parallèle qui permettent au réalisateur d’interroger la capacité des couples à vivre ensemble, les manières dont ils peuvent ensemble vivre leur solitude respective.
Si l’amour pouvait être chose aisée… Incapable de nommer le sentiment qui la submerge, Valeria préfère vivre par procuration l’amour que Massimo donne à Flavia. L’incapacité de Valeria à proférer un seul mot en la présence de l’être aimé renvoie à la première scène dans laquelle, traductrice, la jeune femme est littéralement empêchée de traduire le discours d’un conférencier quand elle s’aperçoit que la voix qu’elle entend dans le casque est celle de son bel inconnu. Tous trois sont incapables de communiquer leurs sentiments. Flavia ne peut pas parler de son défunt mari, elle ne peut qu’écrire un livre sur son souvenir. Valeria traduit la parole d’autrui cachée dans le studio des traducteurs, et Massimo, neurologue, parle de la dépression des solitaires sans parvenir à guérir celle de Flavia et de Valeria. La parole cède la place au silence, à l’indicible amoureux. Quand l’être humain ne peut exprimer le désir qui le terrasse, il est seul face au vide, celui de l’être aimé, celui des mots, et surtout, face à son propre vide. Le vide existentiel que ressent Valeria est l’expérience du manque psychanalytique qu’il faut savoir dépasser pour exister, pour enfin sortir de soi. Et Valeria arrivera-t-elle à sortir de ce mutisme qui pèse comme un joug sur son épanouissement ? Paolo Franchi réussit ici avec beaucoup de tendresse et d’humanité à questionner l’individu confronté à la puissance du désir de son moi solitaire.
Lacan écrivait : « le désir de l’homme, c’est le désir de l’autre ». Gageons qu’après avoir vu ce premier long, beaucoup désirent attendre de Paolo Franchi le désir du suivant.