Sensationnaliste, ce titre français ? En fait, pas beaucoup plus que l’original, Killing Kasztner, inspiré d’une tonne de titres de mauvais thrillers hollywoodiens (si, si, essayez : remplacez « Kasztner » par « Hitler », « Castro », « Bono » ou n’importe quel nom ou prénom américain, vous tomberez sûrement sur quelque chose sorti en DVD ou passé à la télé). Et puis, les deux titres se complètent idéalement pour donner une idée de ce simulacre de documentaire : un sujet gros et gras plombé par les symptômes du souci d’entertainment.
À l’origine, il y a bien sûr des faits réels. En 1944, Rezsö Kasztner, riche entrepreneur juif hongrois et membre d’un comité secret de défense de la communauté juive, fit transiter vers des camps de travail, certains ensuite vers la Suisse, des milliers de personnes initialement promises aux camps d’extermination, en menant d’âpres négociations commerciales avec des hauts fonctionnaires nazis, dont le tristement célèbre logisticien de la « solution finale » Adolf Eichmann. Un acte certes bénéfique qui sauva des vies, mais non sans ambiguïtés, et dont Kasztner n’obtint que peu de reconnaissance. De rumeurs persistantes à un procès en diffamation qu’il intenta en 1953 dans le jeune État d’Israël, mais qui se retourna contre lui, il fut accusé de ne pas avoir sauvé autant de personnes qu’il aurait pu, pire : d’avoir sélectionné celles à sauver, agi pour ses propres intérêts, voire pactisé avec le « mal absolu » (on établit qu’il s’était porté garant de certains nazis au procès de Nuremberg). Condamné pour collaboration, il ne fut réhabilité sur le plan judiciaire qu’après son assassinat en 1957 (un des premiers crimes politiques commis dans le nouvel État) par un groupuscule extrémiste juif ; mais la controverse sur son cas subsiste aujourd’hui dans la société israélienne et parmi les survivants de la Shoah.
Du documentaire considéré comme une fiction « basée sur une histoire vraie »
Voilà des faits historiques qui interpellent et interrogent. Et le plus intéressant (le plus attristant aussi, au regard du résultat) du film de Gaylen Ross, qui prétend départager la question « héros ou salaud », est que la réalisatrice semble avoir parfaitement conscience de la richesse de son matériau, à voir avec quel souci d’exhaustivité elle en explore les pistes, suivant deux fils conducteurs. D’un côté, elle accompagne la croisade de la famille de l’ambigu personnage pour réhabiliter sa mémoire en Israël, croisant une foule de personnages secondaires éclairants sur la controverse (rédacteur en chef d’un journal politique de l’époque, fils obstiné de l’avocat qui fit tomber Kasztner, pudique directeur du mémorial Yad Vashem enclin à évacuer la question, etc.). De l’autre, sur la piste du meurtre de 1957, elle retrouve le vieux Ze’ev Eckstein, condamné puis gracié pour avoir abattu le « traître », et qui, à visage découvert, révèle sur le crime des détails propres à éveiller des soupçons de conspiration façon JFK. Ross manifeste un volontarisme certain à dérouler les deux schémas dramatiques d’histoires prétextées par l’Histoire (quête de justice, autopsie d’un meurtre politique) tout en énumérant les questions les plus troubles posées en arrière-plan par le cas Kasztner : controverse rétrospective à propos des réactions — jugées par certains trop passives — des Juifs d’Europe face au génocide ; conceptions conflictuelles de l’héroïsme, l’Israël de l’époque privilégiant la version des armes à la main pour dissiper ladite controverse ; possible règlement de comptes, par le truchement du procès, avec le gouvernement de David Ben Gourion dont Kasztner était membre… Ross n’hésite pas à user d’artifices pour rendre son sujet plus parlant : les dialogues entre membres de la famille Kasztner, dissertant sur les zones d’ombre de l’affaire, sonnent si faux qu’ils ont manifestement été provoqués et dirigés par la réalisatrice.
Ce n’est pas vraiment la présence d’artifices qui rend antipathique la démarche de Ross (qui est loin d’être la première documentariste à user du faux pour déterrer le réel), mais leur prédominance écrasante les affirmant comme la seule finalité. Justement, les dialogues dirigés, mais (mal) joués comme des dialogues naturels, témoignent d’une volonté de didactisme mal assumée feignant d’être inhérente à la quête de vérité des Kasztner. Surtout, le reste de l’emballage, censé rendre l’enquête plus palpitante, la noie dans une construction clinquante visant tout sauf la mise au jour du réel. La piste du meurtre, notamment, se déroule en fanfare visuelle telle une bande-annonce permanente, l’usage publicitaire de ralentis, d’alternance couleur/noir et blanc, de fondus au blanc renvoyant au pire de la fiction pseudo-politique d’Oliver Stone. Et puis, on perçoit que Ross, dans ces personnages réels vivants ou morts, a vu avant tout des archétypes de fiction — ce qui ne serait pas un mal s’il ne s’agissait pas d’une fiction grossièrement opportuniste « basée sur des faits réels », où la mise en scène se contente de marquer chacun à sa place dans les schémas dramatiques : gros plans sur les yeux de Ze’ev Eckstein en informateur pas net, gros plans sur les visages des Kasztner en larmes, zooms sur les photographies des chers disparus… De toute évidence, la réalisatrice recherche moins la vérité qu’une source de docudrama bon marché — et les quelques plans d’elle-même qu’elle dissémine çà et là pour personnaliser son enquête ne font qu’ajouter une signature dérisoire à un produit sans personnalité, car sans sincérité.