Les agro-docu-écolo : on n’en sort plus… Le Temps des grâces creuse dans un sillon cinématographique déjà largement labouré. Nouvel avatar inutile ? Loin de là, dans la mesure où Dominique Marchais n’oublie pas que le cinéma est un regard ; en convoquant perception et représentation, il propose des solutions esthétiques à un genre malmené.
Dominique Marchais se place sur le terrain de l’enquête, c’est-à-dire qu’il n’est pas parti avec un cahier des charges préconçu à filmer ; il a pris le chemin des champs pour s’interroger sur ce lien affectif reliant les êtres à l’agriculture et à la ruralité, et non pour démontrer. C’est la qualité première du film, son bien-fondé et sa raison d’être. Le Temps des grâces est ainsi un documentaire qui accorde une respiration et un espace à son spectateur, quand d’autres infligent un Jugement Dernier venu d’en haut à ce salopard d’humain. Avec un tel titre, de fait joliment ironique, on pouvait craindre le pire : un prolongement cinématographique échappé du journal télévisé de Jean-Pierre Pernaud, une ritournelle dédiée au bon vieux temps et au bon sens paysan. Les amateurs en seront pour leurs frais, même si le film ne refuse pas la captation de la beauté rurale avec brumes matinales et bêtes dans les champs.
La mention de l’excellente scène d’ouverture suffit pour mettre en place les enjeux qui traverseront le film, et résideront en une multitude de conflits complexes. Les premiers plans fixes formidablement photographiés se situent à cet étrange interstice spatial qu’est le périurbain et son morne horizon pavillonnaire, soit le lieu d’une incertitude entre l’urbain et le rural, ayant formé le terme géographique « rurbain ». Des champs donc, mais aussi le grondement d’un avion (on est en Seine-et-Marne, tout près de Roissy-Charles de Gaulle), et ces habitats sériels et sans charme. Dominique Marchais ne perd jamais de vue le présent et l’urbain : « nous n’étions pas extérieurs à cette scène, nous faisions partie du problème » dit-il dans une note jointe au dossier de presse, ce « nous » est quelque chose comme l’ensemble du corps social.
On navigue ainsi entre différents types d’exploitation, mais aussi entre les échelles, allant jusqu’à se frotter, comme nous l’avons vu, au périurbain. L’ici est toujours ramené à un ailleurs (en tant que lieu et pouvoir), une politique nationale, européenne, un cycle de l’OMC ; le local est ainsi mis en dialogue avec le global. Au sein d’une hiérarchie très verticale, les tensions sont nombreuses, aussi bien entre les formes d’agricultures qu’entre les différents maillons de cette chaîne économique et décisionnelle. N’hésitant pas à intellectualiser et conceptualiser le sujet, des chercheurs et écrivains sont aussi conviés, il en ressort que ce lien affectif semble un bien commun à tous les interlocuteurs, mais encore faut-il constater les différences d’appréciation, entre défenseurs de la variété des sols et des espèces, urbains aux racines rurales, producteurs « raisonnables » ou encore ceux qui parlent de « minerai » pour désigner le produit de leur agriculture. Le Temps des grâces est touffu, parfois confus, on s’y perd parfois, notamment dans le discours des uns et des autres ; mais c’est aussi le prix à payer pour faire honneur à la complexité de la question. Cette confusion n’est pas sans sens, la question est inextricable, les conflits d’intérêts et d’usages abondent, une boite de Pandore semble s’ouvrir.
Très vite, deux mots reviennent dans la bouche des uns et des autres : « avant » souvent suivi, par opposition, d’un « maintenant ». Il y a bien une nostalgie qui parcourt l’ensemble, moins par réaction au progrès que par un lien évident (familial, filial, spatial, identitaire, professionnel, économique) et, plus encore sans doute, par une conscience des immenses conneries, difficilement réversibles, effectuées au nom de ce progrès, notamment durant les trente glorieuses. À la destruction de la partie émergée – remembrements et déparcellisations avec de graves conséquences pour la faune, la flore et la diversité des paysages – répond celle de la partie immergée, avec l’appauvrissement et la dévitalisation des sols à force d’usage d’intrants chimiques ; les propos de microbiologistes à ce sujet sont stupéfiants.
Face au risque de verser dans la diatribe passéiste – le « c’était mieux avant ma bonne dame ! » –, Dominique Marchais substitue une réflexion globale et subtilement politique, parce que non martelée, sur l’uniformisation – celle des paysages ruraux mais aussi urbains ou intermédiaires – qui met en lumière des enjeux de civilisation, parce qu’ils seraient à l’image d’un état de la société : une morne apathie. Par ce biais, c’est aussi le temps de la politique qui est questionné par Le Temps des grâces ; les pouvoirs publics, loin d’être un lieu de pensée et de création de projets de société, seraient des gestionnaires de l’immédiateté. L’image du cycliste le nez dans son guidon s’impose. Attention aux prochains virages.