Les Âmes errantes, ce sont celles dont les corps n’ont pas reçu les derniers sacrements, qui restent prisonnières du monde matériel. Mais qui, semble dire le réalisateur Boris Lojkine, des vivants qui n’en finissent plus de pleurer les disparus au combat, ou des morts, sont les âmes les plus perdues ?
Le Vietnam n’en a pas fini avec la guerre, trente ans après. A la découverte des archives enterrées de leur bataillon, les deux anciens vietcongs Tho et Doan se mettent en quête des dépouilles de leurs anciens compagnons d’armes, pour les rendre à leurs familles. Chemin faisant, ils rencontrent, et le réalisateur avec eux, madame Tiêp, qui va enfin laisser parler son chagrin d’avoir perdu les siens.
Boris Lojkine suit pas à pas le périple des deux anciens soldats, venus rendre un hommage émouvant autant que dérisoire à leurs anciens compagnons. Dérisoire, parce que les prières rendues aux défunts, trente ans après, en se tournant aux quatre vents parce qu’on n’a pas su découvrir où ils reposaient, demeurent plus thérapeutiques, plus adressées aux survivants qu’aux victimes mêmes. Émouvant, parce que ces hommes accomplis, déjà visiblement meurtris par la guerre, ploient sous un sombre désarroi.
Le film ne jugera jamais qui, des soldats vietcongs ou de leurs ennemis, avait le bon droit pour lui. Il s’agit juste, aujourd’hui, pour eux, d’en finir avec la culpabilité de n’avoir pas donné un dernier repos aux défunts. Il s’agit aussi d’en finir avec l’imagerie d’Épinal imposée par le diktat communiste, qui imposait aux survivants la fierté d’avoir eu des morts parmi leurs proches. Madame Tiêp, au long du film, brise une à une les digues de sa tristesse, pour finir dans une apogée de douleur, sur la tombe qu’elle a longuement recherchée. On est bien loin de l’image de la mère courage, image universelle et fabriquée de la fanatique heureuse que ceux de son sang soient tombés pour on ne sait quelle idéologie.
Boris Lojkine a bien pris soin d’écarter de son film tout ce qui faisait « couleur locale » : Les Âmes errantes prend très vite la dimension d’une œuvre universelle sur les ravages de la guerre. Et Tho, Doan, Mme Tiêp sont les protagonistes rêvés d’une telle chronique : vivants malgré tout, mais pénétrés de la douleur qui leur a fait entreprendre leur périple, ils donnent corps avec justesse à de nouvelles icônes. Alors, Les Âmes errantes, documentaire ? Lorsqu’il s’agit avant tout de parler d’un sujet universel ? La frontière entre documentaire et poésie visuelle se brouille toujours plus alors que Boris Lojkine, dans la terrible séquence des retrouvailles de Mme Tiêp avec ceux qu’elle recherche, laisse le soir tomber sur un film sans éclairage, et la silhouette pantomimique de la vieille femme se confondre doucement avec un soir aux couleurs vives et indifférentes.
Le film a déjà connu une diffusion triomphale au Viêt-Nam, où la critique et le public lui ont réservé un accueil dithyrambique, affirmant que le réalisateur était parvenu à saisir quelque chose d’essentiel sur ce que ce qu’être vietnamien aujourd’hui. Force est de constater que le film peut tout aussi bien se lire comme un film-pamphlet sur l’après guerre. Avec des sentiments d’une violence parfois insoutenable – ce qui tombe sous le sens – le film navigue toujours aux frontières de l’excès, prêt à véritablement traumatiser son auditoire. Qu’il y tombe parfois peut être le signe que le discours des Âmes errantes approche parfois le plus profond des ténèbres du deuil, un voyage dont on ne revient pas tout à fait intact.