Roi de la screwball comedy, Preston Sturges ne s’est pas contenté d’en développer les ficelles principales que sont les luttes sociales, la sortie de la norme familiale ou les conflits générationnels et sexuels. Avec Les Voyages de Sullivan, il porte le genre à un tout autre niveau, celui du méta-cinéma, poussant la mise en abyme plus loin que dans ses précédents métrages, et la réflexion sur la nécessité du cinéma en temps de crise n’est jamais apparue aussi claire.
Produit en 1941, alors que les États-Unis s’apprêtent à entrer en guerre, et sorti juste après Pearl Harbor, Les Voyages de Sullivan ont un contexte de production bien particulier. D’une part, le film est un reflet et un contrepoint aux œuvres des années 1930 marquées par la première crise financière et économique internationale, qui surgit dans le cinéma sous diverses formes, de Ford à McCarey. D’autre part, il est aussi le produit d’une lutte acharnée entre Sturges et la Paramount. Sturges s’accroche à la comédie tandis que les studios s’effrayent d’une filmographie jugée trop redondante. Le premier jet du scénario est relu, réécrit, Sturges réussit à imposer ses acteurs (Joel McCrea et Veronica Lake) et à passer la censure malgré quelques plans jugés sans pudeur : assez rapidement oublié après une sortie mitigée, c’est dans l’après-guerre puis les années 1980 que le film est relu et apprécié à sa juste valeur, celle d’une comédie intelligente et combattive.
L’argument est d’ailleurs assez étonnant pour l’époque : Sullivan (d’origine irlandaise, comme Preston Sturges), un riche réalisateur de comédies en mal de réflexion sociale, veut faire un film « sociologique et artistique » à la Capra, quand ses producteurs lui réclament un musical. Moqué par ses derniers qui lui reprochent de ne rien connaître à la misère, Sullivan décide de se travestir en mendiant et de vivre un temps sans le sou. Malgré lui, il devient l’objet d’une émission de télé-réalité avant l’heure, suivi par une meute de journalistes et de producteurs flairant le scoop. Malgré ses diverses ruses, Sullivan ne parvient pas jamais à faire la véritable expérience de la pauvreté. Car la pauvreté n’est pas une expérience, n’est pas un jeu, elle est un état de fait. Si les intentions de Sullivan ne sont ni démagogiques ni méprisantes, elles sont vouées à l’échec : il reste et restera un acteur du jeu cinématographique, l’auteur d’un glissement du réel à l’écran, poursuivi par ceux qui ne voient en la population défavorisée qu’une expérience justement, une image à souligner, en un mot une représentation.
Malgré l’originalité des Voyages de Sullivan dans la filmographie de Sturges, on y retrouve les codes comiques de ce dernier : tout d’abord, les dialogues ciselés, fusant comme l’éclair, précis ; un certain désordre de l’image, toujours très créative, décadrée, en mouvement perpétuel, se permettant d’utiliser la palette la plus large possible du genre et n’hésitant pas à passer du burlesque de situation à l’érotisme léger. Si le tableau est centré sur Sullivan et la jeune actrice qu’il rencontre par hasard à Hollywood, il est également parsemé de la médiocrité ambiante de toutes les classes sociales. Les seuls, finalement, qui résistent à cette médiocrité, sont les personnages sans écriture et les incrédules. Rattrapé par la réalité du simulacre qu’il a lui-même mis en place, Sullivan décidera d’ailleurs de se défaire du costume de pauvre qu’il a endossé pour retrouver une once d’humanité. Cette humanité est aussi celle de Sturges lui-même, qui décide d’ajouter un film au film et de changer l’expérience fictionnelle en manifeste. Lors d’une séquence quasiment muette, il suspend tout effet et prend le parti de sortir du cadre de la production, de montrer les hordes de chômeurs et de crève-la-faim qui hantent les cités, en gros plan, sans artifice et sans la tentation de se placer en créateur.
Au-delà de la satire sociale, Preston Sturges revient pourtant sans cesse sur son objet principal : l’essence de la comédie et sa nécessité. Il sort volontairement du conflit entre pédagogie et divertissement et choisit son camp : le film s’ouvre d’ailleurs sur un hommage aux « clowns, aux bouffons qui auront allégé notre fardeau ». Le rire n’est ici pas seulement une mécanique, il est le miroir des failles humaines, et le pharmakon ultime, non suffisant mais nécessaire au public populaire, le seul qui intéresse Sturges. Il est assez rafraîchissant, il faut l’avouer encore aujourd’hui, de voir une telle critique du réalisme à tout rompre porté en triomphe par les happy few et condamné à la facticité, et de percevoir une telle générosité chez un réalisateur davantage fasciné par les effets bénéfiques du cinéma que par son discutable rôle de miroir social.