Faire témoigner six anciens participants du massacre de Sabra et Chatila peut sembler une entreprise des plus périlleuses. Mais lorsque, plus de vingt après, on est encore dans l’incapacité de désigner les vrais responsables de cette tragédie, la parole des bourreaux devient d’une préciosité incroyable. Sans le moindre jugement, Monika Borgman, Lokman Slim et Hermann Theissen recueillent d’effroyables témoignages sur l’inimaginable.
Du 16 au 18 septembre 1982, plusieurs centaines de civils sont sauvagement assassinés à Sabra et Chatila, chef-lieu de la présence palestinienne civile au Liban. Ce massacre est perpétré par les phalangistes, milice chrétienne libanaise dirigée par Elie Hobeika, dans un secteur occupé par l’armée israélienne, alors sous la responsabilité d’Ariel Sharon. Une commission officielle d’enquête supervisée par Yitzhak Kahan reconnaît le 7 février 1983 la responsabilité des milices chrétiennes libanaises sans vraiment clarifier le rôle d’Israël. Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, doit démissionner tandis qu’on soupçonne la Syrie d’avoir commandité ce massacre pour ternir l’image de l’État hébreu.
En 1996, Monika Borgman a l’idée de ce projet, mais elle ne rencontre un des participants au massacre qu’en 1999. En près de deux ans, les réalisateurs parviennent à rassembler cinq d’entre eux mais en 2001, les Forces de Sécurité stoppent net le projet en les arrêtant sans la moindre justification. Ce n’est qu’en 2003 qu’ils réunissent à nouveau six autres tortionnaires pour lesquels ils précisent dans le dossier de presse : « Nous avons pris comme principe de base de ne pas divulguer leur identité. Mais précisons aussi que les six hommes qui apparaissent dans le film vivent parmi nous, au sein de la société libanaise, et mènent une vie normale. »
Difficile d’imaginer que l’on puisse mener une existence « normale » lorsqu’on a participé à un tel massacre. Difficile aussi de s’identifier à ces personnages. La tentation des réalisateurs aurait pu être de juger ces anonymes, de les renvoyer à leurs propres responsabilités. Pourtant, le dispositif ressemble à s’y méprendre à celui d’un réquisitoire : dans des salles aux murs dépeints et luisants, les bourreaux tournoient sur eux-mêmes face caméra, hésitants, éperdus, mais aussi parfois inconscients du lavage de cerveau qu’ils ont dû connaître pour effacer toute trace d’humanité, de respect de la vie humaine. Il n’en est rien, et ce parti pris de la neutralité pourra peut-être indisposer certains spectateurs. L’ambition de Massaker est justement d’aller au-delà du réquisitoire d’une heure trente, exercice qui nous permet rarement de comprendre les enjeux sous-jacents d’un tel massacre tant le montage ne nous permettra pas d’envisager l’énorme travail de ces documentaristes. Car en filmant au plus près ces corps d’hommes dont on ne voit jamais les visages, les trois réalisateurs réussissent à rendre compte de la plus insurmontable horreur : la disparition. Et c’est là que les deux documentaristes parviennent à faire cinéma : rendre à l’imaginaire le poids de la suggestion. Les photographies du massacre, présentées aux bourreaux comme preuves de leur mémoire, ne seront visibles qu’à l’arraché. L’image retrouve sa place ou, disons, son châssis ambivalent : prouver ou manipuler.
À la manière du film de Rithy Pahn, S21, les trois réalisateurs font revivre le calvaire de plusieurs centaines de personnes par le biais de témoignages aussi précis qu’édifiants, là où d’autres documentaires se seraient limités à rassembler des photos et des images d’archives. Preuve que même les tortionnaires n’ont rien oublié de leurs actes, ont même parfois ressenti du dégoût à voir un homme se faire égorger ou encore une jeune femme se faire violer avant d’être abattue. Massaker rend le témoignage possible en contrepoint d’un non-dit qui pollue encore la conscience libanaise. Mais peut-on croire en leur repentir ? Rien n’est moins sûr. Au spectateur d’ouvrir les pages si douloureuses d’une histoire refoulée. Au critique d’inviter le spectateur à ouvrir les vannes de la réflexion.