Le succès du réalisateur/producteur Karan Johar tient en deux mots : jeunesse et Shah Rukh Khan. Depuis Kuch Kuch Hota Hai, son premier film réalisé en 1998, ce « fils de » (Yash Johar, fondateur d’une des deux sociétés de production régnantes du cinéma hindi) suit les tendances avec un œil profondément aiguisé qui lui garantit de ne jamais faire fausse route. Surtout, il a compris que séduire les jeunes générations indiennes et urbaines devait être son objectif numéro un. Cela se traduisit en 2006 avec Kabhi Alvida Naa Kehna, un film traitant d’un sujet hautement tabou, l’adultère, sans le condamner (comme c’était le cas dans les années 1970 avec le film de Yash Chopra, Silsila), et introduisant une scène presque « érotique ». Ou avec les œuvres qu’il produit, comme Wake Up Sid (2009), mettant en valeur la jeune star montante Ranbir Kapoor , chouchou des jeunes, et le décor plutôt réaliste de Bombay. My Name Is Khan a été pensé dans la même lignée : surfer sur la mode des films « politiques » à message, en réduisant au maximum les moments musicaux. Mais la vocation de Karan Johar n’est pas d’être sacré roi de l’audace. Avec Shah Rukh Khan comme gardien de l’ordre, les conventions narratives du film hindi restent intactes. Ce n’est pas pour autant que l’on a honte de se laisser séduire.
Dominer le cinéma populaire à Bombay n’est pas chose aisée. Shah Rukh Khan, qui endosse ce rôle depuis une dizaine d’années, sent vaciller son règne : menacé par les jeunes, comme Ranbir Kapoor, il doit également faire face à la concurrence renouvelée d’un homonyme plus discret, mais plus malin, Aamir Khan. En trois films et trois énormes « hits », Rang de Basanti (2006), Taare Zameen Par (2008) et Three Idiots (2010), Aamir s’est imposé comme l’acteur et producteur le plus bankable, et surtout le plus novateur dans l’industrie très crispée de Bollywood. Lassé de se faire coiffer au poteau par les succès surprises de son acolyte, destinés principalement à une audience urbaine, Shah Rukh Khan a voulu lui aussi innover. En 2008, il obtient un beau succès dans un film sans chansons où il joue l’entraîneur d’une équipe féminine de hockey (Chak De India !). Avec My Name Is Khan, il devait trouver LE rôle de sa vie, i.e. un vrai rôle de composition : celui d’un homme atteint d’une maladie rare, une forme de trisomie qui le fait passer pour un demeuré bien qu’il soit d’une intelligence suprême. Le pronostic de départ ne pouvait être que dubitatif : Shah Rukh Khan n’impressionne que lorsqu’il joue Shah Rukh Khan, le héros romantique et lacrymal de tous les rêves féminins. Ne risquait-il pas de perdre tout charisme et glamour en endossant les chaussures d’un Dustin Hoffman dans Rain Man ?
Passées les premières minutes de stupeur devant sa démarche d’enfant de six ans et son visage sans émotion apparente (SRK peut-il exister sans ses célèbres larmes ?), il faut reconnaître que le charisme de l’acteur est suffisamment puissant pour faire oublier que non, il n’est décidément pas un acteur de composition, mais que cela ne pose pas problème. Son personnage n’existe pas vraiment, on ne voit que Shah Rukh Khan, le génie du mélodrame, le super héros de l’Inde – qui parvient même à devenir le super-héros des États-Unis malgré sa déficience mentale. Il faut dire que le regard profondément amoureux que pose Karan Johar sur lui est un appui sans failles, ne serait-ce jusqu’au titre du film, qui pourrait presque faire croire que derrière l’apparence de la fiction, My Name Is Khan est en fait une hagiographie, un poème élégiaque destiné à satisfaire le roi-soleil de Bollywood. Bien que ce ne soit pas volontaire, la scène d’ouverture, où le héros doit subir à l’aéroport une fouille violente des autorités américaines qui le prennent pour un terroriste, résonne ainsi avec le fait divers qui fit scandale en Inde, lorsque Shah Rukh dut lui-même subir la même fouille, au même endroit, en 2009. De plus, quel cinéaste oserait, sans rire, mettre dans un face-à-face égalitaire son comédien principal avec l’homme le plus puissant du monde, le président des États-Unis ? Dans la scène finale où le héros parvient enfin à réaliser son objectif – rencontrer Barack Obama, qui vient juste de succéder à George W. Bush, parfait timing –, on perd de vue la narration pour constater avec stupeur l’audace du film, qui fait du président américain un pantin, plus chaleureux que son prédécesseur, c’est certain, mais un pantin tout de même, face à la véritable star, au sauveur de l’humanité que devient Shah Rukh Khan par le biais de son personnage – le discours d’Obama étant ainsi couvert par une musique introduisant un flash-back sur les moments les plus « émouvants » du film.
L’intérêt de My Name Is Khan pouvait ainsi se révéler tragiquement nul sans la présence de son comédien principal. Tel n’était pourtant pas l’objectif de Karan Johar, qui, devant la vague de films politiques à succès en Inde (traitant essentiellement du terrorisme et des rapports hindous/musulmans), voulait lui aussi faire œuvre d’artiste « engagé ». Bien que les trois grandes stars du cinéma hindi soient musulmanes (Salman Khan, Shah Rukh et Aamir Khan), rares sont en effet les héros musulmans de films hindi. Le cinéma populaire en Inde a une longue tradition de représentation des adorateurs d’Allah sous deux angles : celui de l’Empire Moghol, avec les empereurs Akbar ou Shah Jahan, et les splendides « films de courtisanes » localisés dans un XIXe siècle idéalisé à Lucknow ou celui de l’ennemi (coupable ou innocent, peu importe) des hindous. Que le héros d’un film hindi soit ouvertement musulman – le nom « Khan » suffit à l’indiquer – n’est pas une première, mais est suffisamment rare pour avoir fait des vagues en Inde, notamment de la part des extrémistes hindous, qui se réveillèrent d’un (trop court) sommeil pour chercher noise au film lors de sa sortie. Le « message » n’est pourtant pas scandaleux : pour faire court, Karan Johar tente de montrer, avec la simplicité du film populaire, la haine qui se déchaîna aux États-Unis contre les musulmans au moment du 11-Septembre, et les conséquences dramatiques que cela put avoir pour certaines familles, lorsque « Islam » ne rimait plus qu’avec « terrorisme ».
Comme souvent à Bollywood, le message « politique », bien que très courant, n’a en fait qu’une vocation secondaire. L’engagement de Karan Johar s’arrête là où commence l’histoire d’amour réunissant plus de dix ans après ses deux comédiens fétiches de Kuch Kuch Hota Hai, SRK et Kajol, dans le rôle d’un couple traditionnellement mal accepté, celui d’un musulman et d’une hindoue, Rizwan et Mandira (la déficience mentale du héros étant rapidement éludée à partir du moment où l’héroïne accepte sa demande en mariage). Lorsque le fils de Mandira est victime d’un meurtre religieux car il porte le nom de son père adoptif, musulman, l’héroïne décharge sa colère sur le héros en lui interdisant l’accès de sa maison s’il ne parvient pas à déclarer au président des États-Unis lui-même : « My name is Khan, and I am not a terrorist. » Voici donc notre héros parti sur les routes américaines à la poursuite de Bush (nous sommes en 2008, et le boucher américain est toujours en poste), et le film devient encore tout autre chose, dans la tradition indienne des films à tiroir, suivant plusieurs pistes narratives, sans réussir à perdre le spectateur en route, ce qui en soit est déjà impressionnant.
Le mélodrame lacrymal dont Karan Johar est l’un des piliers, fonctionne alors à plein : sur son chemin, Rizwan rencontre une famille de Noirs américains, en Louisiane, à laquelle il s’attache profondément et qu’il va sauver, au prix d’efforts totalement surhumains, du terrible ouragan qui menace de les engloutir. L’ouragan ressemble à une scène tout droit sortie du Seigneur des anneaux (la photographie, comme toujours à Bollywood, est absolument splendide) ; le courage de Rizwan, dont les chaînes de télévision se rassasient, fait des émules, et voici que se retrouvent en Louisiane une foule d’admirateurs éperdus qui apportent des vivres dans l’église où s’est réfugiée la population bien qu’il faille nager pour y accéder ; et, tel un vrai film de super héros, un journaliste y va de son commentaire expliquant que le pouvoir politique est tellement déficient que seule la solidarité humaine peut réagir à de telles catastrophes.
Tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes : les assassins du fils de l’héroïne sont finalement punis, celle-ci retrouve son amoureux éperdu (parce que franchement des comme ça, on n’en fait plus !), le faux Obama sourit de toutes ses dents, on a ri (Shah Rukh Khan lisant Le sexe pour les nuls avant sa première nuit avec sa femme, il fallait l’inventer), on pleure beaucoup, on aime les musulmans, les hindous, et même les chrétiens, on sait que la morale se résume à une victoire des bons contre les méchants, d’ailleurs c’est la maman du héros qui l’a dit au début, mais on s’en fiche, car My Name Is Khan est du vrai bon cinéma populaire, qui se déguste à la petite cuillère et jusqu’à la dernière bouchée. Sans oublier Shah Rukh Khan, évidemment.