Rune Denstad Langlo, jeune réalisateur norvégien inconnu en France, après quelques films et une dépression, transpose dans Nord l’amorce d’une guérison. Road-movie sur neiges et slalom entre glauque, mélancolie, comédie douce et absurde.
Vue de France, la dépression est au grand Nord ce que l’accent chantant est au pourtour méditerranéen : une couleur locale dont on rigole doucement, tant qu’on ne l’attrape pas. Au cinéma, difficile d’en jouer sans appuyer le cliché, les films régionalistes en sont souvent l’exemple, et même les plus justes peuvent parfois paraître faux au reste du monde.
Jomar est un de ces travailleurs des sports d’hiver, à peine visibles aux extrémités des téléskis, derrière les vitres embuées de baraques à moitié recouvertes de neige. On en garde souvent le souvenir de fantômes emmitouflés, sortant en grognant dans le froid pour libérer une perche bloquée, râler contre un skieur trop pressé ou vérifier la validité d’un forfait. Pas sûr qu’il s’agisse du métier idéal lorsque les pensées tournent trop en rond, ni que la machinerie gelée des remontées mécaniques comme seule compagnie soient particulièrement vivifiante.
La réflexion pourrait se poursuivre, se démentir aussi mais c’est bien en ce sens que va l’ouverture de Nord, montrant Jomar totalement inactif, sans force malgré sa stature d’ours puissant, réussissant à peine à fumer, boire, avaler des médicaments. Les plans s’enchaînent avant le générique où dans une chaise devant la fenêtre du petit chalet qu’il occupe, il regarde les skieurs qui glissent à l’infini, le visage effacé derrière masques et bonnets, presque irréels. Denstad Langlo a cette capacité d’orienter le spectateur vers la déprime de son personnage principal. Dans un dosage plutôt habile, il parvient à angoisser en quelques plans, avant tout démarrage narratif. Si cette ouverture est peut-être le plus beau du film c’est qu’elle est détachée de toute logique, les skieurs trouant le blanc de la neige et du brouillard pour disparaître aussitôt, inidentifiables. Ce travail a quelque chose d’Un jour sans fin, une allure de sablier en boucle. Normal que le film n’en reste pas là, il eût pourtant été admirable (et bien risqué) de tenter de creuser cette stagnation et le rapport à la réalité qu’elle appelle.
Jomar est un ancien skieur professionnel assommé par une puissante dépression, seul depuis que sa femme l’a quitté, lassée de le voir inactif. Un soir, par inadvertance, il incendie son chalet de fonction puis décide sur un coup de tête de traverser le pays avec sa moto-neige pour la retrouver, elle et son fils de quatre ans. De là le film se révèle être un road-movie centré sur ce sympathique obstiné, alcoolique et paniqué, dont le destin se dessine aisément. L’intérêt est l’émergence fine des premiers pas vers la responsabilité, l’énergie et l’apaisement, au milieu d’une fuite hystérique devant l’angoisse du vide. Denstad Langlo a le mérite d’éviter le classique et caricatural revirement pour s’attacher aux tous premiers symptômes. De l’instabilité naissant d’une telle cohabitation en dépend une seconde : l’omniprésence de situations légèrement comiques avec un ton plus froid et sérieux. Nord est ainsi une sorte de mélange entre les comédies amères et absurdes de l’Islandais Dagur Kári (Nói Albínói et Dark Horse) et une partie de la nouvelle vague allemande (entre autres le très beau Bois lacté ou sans autant d’étrangeté L’Imposteur, de Christoph Hochhäusler). Nord est moins démonstratif et gratuit que l’Islandais, moins profond et puissant que l’Allemand.
Jomar rencontre une brochette d’êtres humains, tous singuliers et qui peu à peu ont justement pour effet de le « désingulariser », de le rendre par comparaison plus responsable. C’est que contrairement à la plupart de ceux qu’il croise, il récupère lentement des repères spatio-temporels. Il est d’abord hébergé par une adolescente et sa grand-mère, une belle séquence entre érotisme et inquiétude, tout droit sortie de l’univers des contes. Puis d’autres isolés à qui Jomar tente chaque fois de dérober de l’alcool. Par nature le road-movie est lassant, et rares sont les films qui échappent à l’alternance pesante des scènes de voiture (ici de motoneige et de ski sur fond de glace, montagnes et forêts) et des scènes de rencontres. Comme Nord se double d’un récit initiatique et que ce dernier possède également un caractère cumulatif (une rencontre = un pas vers la maturation), il pèse parfois légèrement sur le spectateur. Mais malgré ces alternances, les personnages sont toujours forts et le grandiose des paysages, avec sa bande originale vivifiante, meuble sagement. Le jeune Ulrik qu’on soupçonne à chaque instant d’être échappé d’un Funny Games, le vieil homme enchaîné à sa motoneige… Une intelligente brochette de personnages, jusqu’à la fin qu’on ne dévoilera pas mais que le jeune réalisateur traite avec radicalité, donnant rétrospectivement de la force au reste du film, malgré un léger manque de puissance narrative qu’il ne parvient pas à faire disparaître.