Survivance des années 1970 en vogue depuis le succès controversé des Chiens de paille et de La Dernière Maison sur la gauche, le sous-genre d’exploitation du rape-and-revenge (schéma : une femme subit un viol, puis se reconstruit et part traquer ses agresseurs) est toujours plus ou moins dans le paysage (Lisbeth Salander en étant une héroïne remarquée, en suédois et en anglais). Il trouve dans le présent spécimen russe une incarnation aussi étouffante qu’intrigante — quoique cherchant peut-être trop à l’être.
Le viol ordinaire
Dans la grande ville où cela se passe (jamais nommée, mais le film a été tourné sur site à Rostov-sur-le-Don), quand des miliciens prennent en chasse une prostituée, ils apportent un chiffon pour la bâillonner… Les scènes de viol elles-mêmes (il y en a deux : une seulement sonore et sur écran noir, une dont la caméra isole les obscènes oscillations organiques ; et un récit oral d’incestes répétés) sont évidemment effrayantes ; mais ce détail du chiffon, d’une certaine façon, l’est autant, car il indique à quel point l’horreur commise fait partie d’un système qui la tolère assez pour lui permettre de se roder.
La monstruosité qu’Anguelina Nikonova et sa complice Olga Dykhovitchnaïa (première autrice du scénario, interprète principale et coproductrice) s’appliquent à dépeindre est plus abstraite qu’un catalogue de sévices. Portrait au crépuscule projette le monde en un purgatoire, forgé par une indifférence portée à un degré kafkaïen. Chacun, ici, ne s’intéresse à son prochain que dans la seule perspective de la consommation, et encore (un simple arrêt au restaurant tourne ainsi au sketch glacial). Les rapports homme-femme y sont condamnés à l’insatisfaction, le premier ne pouvant visiblement atteindre sa « petite mort » qu’en brutalisant la seconde (la scène de viol la plus explicite n’omet pas l’affaissement assez pathétique du violeur après l’éjaculation). L’image numérique — produite avec le désormais fameux Canon 5D MkII — force un peu le trait : d’une netteté rendant chaque forme vive et fascinante, jusqu’aux détails organiques les moins reluisants comme la façon dont une victime se purge de la souillure (Bruno Dumont, avec son plan d’un poing fermé sur du sperme, peut aller se rhabiller), elle manque cependant de profondeur et de contrastes, tirant sur le clair, faisant presque déteindre sur les personnages le terne des murs et du ciel. Portrait au crépuscule se voue ainsi à la projection cathartique, érigeant un certain aperçu pessimiste du monde en un panorama assez épais et poisseux pour provoquer et révolter. Il y a sans doute dans la démarche une forme d’exutoire personnel des autrices, mais aussi, plus sûrement, un jeu avec les sentiments du spectateur, soit une forme d’exploitation.
Ce n’est qu’un début
L’héroïne jouée par Dykhovitchnaïa, malgré sa situation confortable reposant sur des apparences, n’est pas pour autant à l’abri de l’abjection qui l’entoure, et en prend conscience à son corps défendant quand les miliciens susmentionnés s’en prennent à elle. Après la scène presque obligatoire où elle règle ses comptes avec l’hypocrisie de son entourage personnel et professionnel, elle retrouve par hasard un de ses violeurs, et c’est là que le film prend un détour intéressant vis-à-vis des attentes suscitées. Séduisant le milicien qui ne reconnaît pas sa victime, l’héroïne ne se venge pas par la violence, mais par une subtile domination sexuelle : « refroidissant » l’homme au beau milieu des coïts en lui déclarant des sentiments amoureux, elle use de la frustration et du rentre-dedans conjoints pour fissurer sa carapace émotionnelle et se l’attacher progressivement. Sa vengeance violente, elle ne l’exercera pas sur son agresseur direct, mais à travers lui sur un personnage secondaire presque insignifiant, père incestueux — soit sur une autre horreur tolérée par ce cauchemar de société inhumaine. Le rape-and-revenge est bien au rendez-vous, mais Nikonova et Dykhovitchnaïa sont assez malignes pour dévoyer un peu le genre en y apportant quelques considérations sur les contrariétés du désir. Un peu trop malignes, peut-être. La non-fin aux intentions d’ouverture est trop abrupte pour laisser se former des hypothèses sur le futur, laisse en vérité dans un trou abyssal les projets de la femme et de son agresseur/amant/proie, et interrompt un film qui, étrangement, semble à peine commencé. Elle laisse surtout penser que les autrices n’ont pas souhaité assumer jusqu’au bout leurs choix : le défoulement par le spectacle de la violence intime, les torsions imprimées à ce spectacle, les questions soulevées sur la nature d’un couple qui, du coup, n’a plus le loisir de dépasser ses seules caractéristiques d’incongruité et de provocation.