On sait sur quel marketing honnête s’appuie le genre usé du « petit film coup de poing » : un filmage carré, dur sur l’homme, dans une intrigue sèche, agitée à sa surface par un gros séisme intérieur. Ici, le séisme surgit en trombe et sans crier gare. Un butor slave fonce à toute bringue à travers la nationale d’un bled russe : sa femme l’attend à la clinique, bientôt accompagnée d’un fils. Sauf que sur la route enneigée de ce futur père va traverser par mégarde un petit garçon de sept ans, qui périra tout de go sous un coup de pare-choc. Pitch éclair : un homme va avoir un enfant, il en tue un autre par accident. Que va-t-il choisir de sauver : sa vie ? son honneur ? son âme ? Nota bene : cet homme est capitaine de la police locale. Et il décide, avec l’aide de collaborateurs un peu louches, de cacher sous le tapis la responsabilité de ce crime. The Major n’a pas commencé depuis dix minutes.
Tout d’abord, sachons gré à Yuri Bykov d’une chose : ne pas borner son point de vue à la dénonciation prévisible de l’appareillage policier russe – sa corruption, ses abus de pouvoir, son népotisme. Trop vite en effet on croit entendre claquer les gros sabots du film-dossier – celui qui veut faire réfléchir sur ce que tout le monde sait déjà : ici, deux parents prolos et éplorés face au Léviathan de l’ordre public. Fausse piste : loin de s’en tenir aux arcanes policières, le coup de poing de Bykov vise davantage les âmes. Le scénario, certes, a beaucoup de doigté dans sa démonstration d’une administration en poupées russes complètement gangrenée, où chacun protège l’autre par intérêt, où tout le monde se tient par forfaitures jamais révélées, sorte de solidarité hostile et crispée, tout en menaces viriles et sous-entendus calomnieux. Une dépravation institutionnelle visible jusque dans le pourrissement des murs du commissariat, théâtre central de ce mélodrame bourru et frigorifié.
The Major n’a sur ce point pas tort de s’intéresser aux déchirures des étoffes au moins autant qu’aux écorchures de l’âme. Matières et éléments s’expriment ici clairement, aussi clairement que les hommes. Bâtiments miteux, intérieurs fuligineux, béton congelé : la mise en scène se laisse idéalement pénétrée par cette ambiance vénéneuse de western slave et cafardeux. Cette mise en scène quasi-chimique agit tout aussi remarquablement avec ses personnages, auxquels elle semble adhérer comme on se laisserait glisser sur une plaque de verglas. Le nez rivé sur ces bovins en perdition, tout acquis à leur cause et à leurs errements, elle mettra ainsi un point d’honneur à ne jamais briser la glace. Dans une intrigue évolutive et parfaitement fignolée, c’est une manière de diffracter la ligne claire de son récit tout en lui restant chaque fois strictement parallèle. Les rebondissements et les revirements de situations ne suscitent pas, chez le jeune acteur-réalisateur, la tentation de se laisser surprendre ou de tout éclaircir, mais l’engagent au contraire à un art du recalibrage du regard aussi instinctif qu’exigeant – au moment juste, droit dans les yeux d’une action toujours versatile.
Linéaire et pragmatique, The Major n’est que prises de becs, prise de décision et prises d’otages ; tout y est fulgurant et instantané, dérèglement et escalade. Et il faut souligner ici l’assurance plastique avec laquelle Bykov assoit une subtile fragilité de devenir à son jeu de dominos : jamais pris en défaut, jamais dans l’épate non plus. Intègre avec son histoire, il s’agrippe à toutes ses zones d’inconfort, demeure toujours au diapason de l’intensité dramatique escompté. Au lieu de s’abandonner à quelque programme préétabli (dégénérescence totale à la Friedkin, échappatoire sentimental à la Mann), il préfère redistribuer enjeux et situations à chaque séquence. D’où un film à l’os, mais rongé de toute part, auquel on pourrait simplement reprocher un geste déceptif un poil éparpillé. Mais ce geste raccorde en vérité avec un goût prononcé du cinéaste pour l’équilibre et la cohabitation des styles : entre brutalité du regard et finesse du script, raideur des personnages et dissonance de leurs actes, manière de foncer vers les contrastes pour y traquer précisément les rares demi-teintes, dans une histoire plongée dans la turpitude, perforée ça et là de chétifs éclats.
Pas de grande purification, pas de grand nettoyage des vices, mais un strict épuisement des enjeux et des organismes, comme une bougie à l’extinction de laquelle s’éteindrait toute lueur d’espoir. Cette lueur d’espoir, c’est ce fils hors champ vers lequel se traîne in fine le capitaine, à l’orée d’une journée traversée tambour battant. Et si le générique de fin nous prive de cet apaisement familial, on sent bien que c’est moins pour condamner son personnage à la nuit des remords et de l’incertitude que pour souligner, dans un film où l’on passe de vie à trépas en un instant, où les corps dégringolent pour avoir simplement tenté de se racheter une dignité, que la marche de cet animal blessé, disloqué, retourné comme un gant par une intrigue diabolique, n’est plus vraiment celle d’un homme – mais déjà celle d’un mort.