Tout en s’attachant aux thèmes qui lui sont chers – la naissance, la circulation, l’extinction du désir, l’infidélité et le sentiment de culpabilité qu’il engendre vis-à-vis de celui qu’on n’aime plus, Emmanuel Mouret prend avec Une autre vie un tournant plus grave que la tonalité de ses précédents films. Ce n’est plus sur le mode du marivaudage qu’est traitée cette histoire d’amour à trois termes, mais sur celui du mélodrame, troquant les hommages à Blake Edwards pour revisiter les filmographies de John Stahl ou Douglas Sirk.
Après un malaise survenu en plein concert, Aurore (Jasmine Trinca), jeune pianiste en pleine ascension choisit une vie sédentaire dans la villa laissée par son père en héritage dans le Sud de la France. Elle rencontre Jean (JoeyStarr), un électricien venu poser une alarme dans sa maison. Chargé de s’assurer que le courant circule entre les différents capteurs de l’alarme, il fait bien plus en suscitant le désir de cette femme dont le milieu social extrêmement privilégié l’éloigne pourtant. Jean vit avec Dolorès (Virgine Ledoyen) qui n’entend pas se laisser déposséder de celui qu’elle aime.
« Moi aussi, j’ai fait de la musique autrefois. Mais j’aime bien ce que je fais aujourd’hui, ça me permet de rencontrer des gens », dit Jean à Aurore lors de leur premier déjeuner partagé. Mouret reprend le principe déjà présent dans ses autres films de la constitution d’un casting hétérogène à partir d’acteurs venus d’horizons très différents, et qu’il utilise à contre-emploi : on n’attend pas plus Virgine Ledoyen en vendeuse très ouvertement sensuelle que JoeyStarr en modeste électricien. Le film joue de ces contrastes entre ce que le passé des acteurs véhicule et les rôles qu’ils endossent là, ainsi que de la profonde différence entre les corps mis en scène. C’est ce contraste qui rend crédible l’idylle entre la délicate et aristocratique Jasmine Trinca et la pesanteur du corps brut de Joey Starr mais c’est cette dimension qui imprime également dès sa naissance, la tournure dramatique que va prendre cette histoire.
Les trois personnages principaux sont profondément allégoriques, comme leurs noms ou leur occupation le suggèrent : Dolorès versus Aurore, la pianiste de concert dont l’entourage cherche à choyer le talent, contre la vendeuse au service de ses clientes, et, entre elles, l’électricien qui répare les pannes de courant, réinjecte de la vie dans un corps déprimé. Sur les touches du piano, les mains d’Aurore ne parviennent plus à jouer. La naissance du désir pour Jean va les conduire à revivre jusqu’à souhaiter rejouer. Parallèlement, le sort de Dolorès se jouera par ses jambes, dont elle perd l’usage dans un accident de voiture qui, en restant hors champ, nous rappelle le sort qui s’abat sur Deborah Kerr dans Elle et lui (Leo McCarey, 1957).
Comme le pendentif qui passe d’Aurore à Jean selon les époques de l’histoire, le désir et la culpabilité circulent d’un corps à l’autre dans ce drame qui se noue sur plusieurs années, que le récit entremêle à travers des retours en arrière orchestrés avec virtuosité. Ce principe de retour sur les mêmes personnages mais en modifiant les rapports de force qui se nouent entre eux parvient à créer une forme de suspense du sentiment. Les rapports de lutte des classes, de dominant et de dominé s’inversent et passent d’une figure féminine à l’autre.
Comme l’amour de Jean, qui se partage entre les deux femmes, le film se scinde en deux. La seconde partie, imprégnée du désir de revanche de Dolorès, est baignée d’un trouble constant, presque mortifère, qui rappelle les ambiances hitchcockiennes (on croit, à certains moments, se trouver à la mission espagnole de la fin de Vertigo). En revanche, la première, consacrée à la passion naissante d’Aurore, s’englue dans une forme de mièvrerie. Si la lumière méridionale est magnifiquement filmée, on a souvent le sentiment que la maladresse, la difficulté d’aimer des deux personnages déteignent sur le film, le faisant basculer par moments dans le ridicule (le plat de pâtes partagées en bord de mer…). Il n’est certes rien de plus difficile à rendre au cinéma que le bonheur de l’amour, dont la limite avec la niaiserie béate n’est pas évidente à trouver. On sent que le déséquilibre amoureux captive plus le cinéaste que son harmonie, et qu’il trouve trop tard la juste tonalité dans les rapports de force entre ses personnages. « La meilleure façon de séparer les amants, c’est peut être de les mettre ensemble », dit Dolorès dont le film excelle à décrire la machination pour récupérer l’homme de sa vie. « Il en est dans les usages amoureux comme dans les westerns, la loi est si difficile à appliquer », affirme Emmanuel Mouret : on peut trouver dommage que le film se concentre pendant toute sa première moitié aux préliminaires d’un amour courtois.