Après quelques films publicitaires et deux courts-métrages, Umut Dağ, Autrichien d’origine kurde, réalise le moyen-métrage Papa, remarqué dans de nombreux festivals (2011). Son intérêt pour l’ambivalence des liens conjugaux et l’instabilité de la structure familiale s’exprime à nouveau dans son premier long : Une seconde femme (Kuma). Malgré quelques maladresses dans une logique de faux-semblants systématique, les qualités formelles de ce drame en huis clos témoignent de la naissance d’un cinéaste sensible.
Une toux violente, des raclements de gorge, une respiration haletante : Fatma est gravement malade, mais aujourd’hui elle marie son fils, Hasan. Un village turc, des chants de femmes, des danses d’hommes… On s’affaire autour d’une jeune fille pour la présenter à son futur époux. Hasan est ballotté par le mouvement des convives, comme tenu à distance de sa promise. Malgré une ambiance festive, les visages sont graves : une mère triste, une future belle-mère tendue, une mariée muette. Ayse pleure à chaudes larmes au moment de quitter son village avec sa nouvelle famille. À leur arrivée dans l’appartement viennois, ses beaux-parents déplient un canapé-lit dans le salon, mais Hasan s’éloigne vers une chambre avec son petit frère. Il ne dormira pas à ses côtés. Fatma regarde avec douceur et fermeté son mari, avant de le laisser seul avec Ayse. Un plan large suffit pour signifier que tout ceci était prévu d’avance : Ayse vient s’asseoir aux côtés de son nouveau mari. Tous deux sont filmés en plan large, de dos, comme accablés par le poids de la supercherie orchestrée par Fatma. Dans une chambre, celle-ci s’allonge, impassible, alors que ces enfants contrits supportent avec peine le son obscène d’une nuit de noces illégitime.
Une seconde femme aborde avec subtilité la question de la polygamie, en montrant d’abord ce choix de vie comme un fait exceptionnel et honteux au sein de la communauté autrichienne d’origine turque, en choisissant ensuite de le montrer de façon originale comme une décision féminine. Entre Ayse et Fatma, une étrange complicité se noue : la jeune femme doit apprendre à être une épouse, une mère et une maîtresse de maison avant que Fatma ne succombe au cancer qui l’épuise chaque jour davantage. L’intelligence du film se niche dans l’écart entre les conséquences présupposées de cette situation et l’humanité de personnages emportés dans un vaste engrenage de secrets. Au fil d’un récit elliptique, entrecoupé de lents fondus au noir, chacun évolue doucement pour conserver la famille unie malgré les aléas d’une vie où les événements ne dérouleront pas selon les plans théoriques de Fatma. Une seconde femme fonctionne sur le mode du désamorçage systématique : ainsi nombre de scènes ne montrent pas ce qu’elles semblent a priori représenter. Une séquence peut contredire la précédente ou venir en modifier le sens, comme la scène d’enterrement, tournant majeur d’un récit à la tension graduelle. Cette logique intéressante a cependant ses limites. Certains prétendus rebondissements n’offrent que des révélations attendues, comme la confession larmoyante d’Hasan à Ayse sur les raisons qui l’ont poussé d’accepter un mariage factice.
De façon générale, les scènes de conversations mixtes sont plus maladroites que les discussions entre femmes, mieux dirigées et servies par des interprètes d’une grande justesse. Si Nihal G. Koldas (Fatma) et Begüm Akkaya (Ayse) sont impeccables, les interprètes secondaires sont aussi pour beaucoup dans la sensibilité des rapports de force explorés par le film. Alev Imak et Aliye Esra incarnent avec un naturel désarmant les deux filles de Fatma, partagées entre colère, jalousie et compassion pour une épouse et mère de substitution qui pourrait être leur sœur. Leur énergie permet de neutraliser tout risque de pathos. Dans un appartement dont on ne sort que par nécessité expresse, les corps sont contraints par l’exiguïté d’une cuisine où colère et rancœur éclatent avec force, quand les regards sont déjà lourds de sens. Le film est rythmé par des plans silencieux sur l’étroit couloir vide, distribuant les quelques pièces d’un logement trop petit comme il sépare les membres d’une famille en conflit avec ses propres valeurs morales.
Le développement de ce cas hors norme permet à Umut Dağ de détourner des types attendus et de jouer sur la déception de préjugés. Le mari n’est pas l’incarnation d’une phallocratie domestique, mais l’instrument d’un matriarcat tacitement respecté. Et s’il apprend peu à peu à apprécier la douceur d’Ayse, il le fait par amour pour une épouse qu’il regarde toujours avec autant d’émotion et de bienveillance. Avec une attention particulière au filmage des visages, souvent saisis en gros plans et en longue focale, Umut Dağ dresse surtout le portrait habile d’une tribu de femmes dont les relations fusionnelles peuvent les mener jusqu’à une violence extrême. Le travail sur la longueur des plans donne toute sa dimension cathartique au déchaînement final de Fatma. À l’exception de quelques situations convenues, Une seconde femme parvient à maintenir le cap d’une démarche de réalisation rigoureuse, où l’absence de jugement moral porté sur les personnages fait toute la force dramatique du film.