Près de huit ans après la sortie en salles de Tarnation, Jonathan Caouette décide de consacrer son nouveau long-métrage à sa mère, à moins que cela ne soit qu’une manière détournée de mieux parler de lui-même. Aspirant probablement à plus de sagesse, le réalisateur perd de cette spontanéité foutraque qui faisait la belle force de son précédent film. Au bout du compte, l’œuvre est un émouvant nouveau chapitre du journal intime de Caouette mais interroge sa propre finalité.
Objet filmique non identifié, Tarnation avait fait l’objet d’une véritable bombe parmi les sorties cinéma de l’automne 2004. Jonathan Caouette, que personne ne connaissait véritablement, bénéficiait du soutien exceptionnel de John Cameron Mitchell et Gus Van Sant, ce qui allait lui permettre de dévoiler aux yeux d’un public éberlué une œuvre totalement hybride. En mêlant de nombreuses séquences tournées par le réalisateur au cours de son enfance et de son adolescence au constat accablant d’une mère abîmée par les troubles psychiatriques, Tarnation relevait du miracle : en adoptant la forme du journal intime, le film nous plongeait dans l’intimité d’une famille totalement dysfonctionnelle sans jamais sombrer dans l’impudeur. Révélant un talent inné de Caouette pour l’art de la transgression (il fallait le voir imiter une prostituée toxicomane alors qu’il n’avait que dix ans !) qu’Andy Warhol n’aurait certainement pas renié, ce premier essai avait permis d’établir un lien indéfectible entre l’auteur et son public. C’est dire si la seconde livraison était attendue avec une certaine impatience.
Huit années séparent donc ces deux chapitres et force est de constater que cette longue parenthèse a marqué physiquement le réalisateur et sa mère. Encore fougueux et doté d’un beau physique androgyne à la River Phoenix dans Tarnation, Jonathan Caouette a désormais les cernes qui lui creusent le visage tandis que le corps s’est alourdi. A croire qu’en dépit de ce film qui vise à individualiser le rapport de chacun aux désordres psychiatriques, l’évolution de l’auteur est indissociable du parcours de Renée, ancienne reine de beauté qu’on comparait à Elizabeth Taylor, durement marquée par ses nombreux internements et les séances d’électrochocs dont elle fut victime (l’ombre de Soudain l’été dernier n’est jamais loin). L’empreinte du temps est d’autant plus éloquente que Caouette fait continuellement référence au passé en mêlant le périple présent (conduire sa mère du Texas à New York en camionnette) aux anciennes vidéos qui, à la différence de Tarnation, ne font plus l’objet de séquences complètes mais sont davantage des réminiscences, des souvenirs qui, bien que révolus, constituent un refuge cruel. Et c’est bien le poids de ce passé que Renée et son fils (devenu probablement cinéaste pour venir à bout de cette tentation du retour en arrière), charrie d’un État à l’autre dans un véhicule de fortune.
Seulement, à l’abstraction évanescente et mélancolique du premier film succède une problématique qui ancre Walk Away Renée dans une réalité bien concrète : parmi les cartons qui résument la vie chaotique de sa mère, Jonathan Caouette ne parvient pas à retrouver les médicaments prescrits par le psychiatre. S’ensuit alors un parcours contre la montre au cours duquel le réalisateur laisse exprimer son angoisse de voir Renée partir dans des délires incontrôlables. La problématique du film tient alors en ces quelques plans : pour la première fois, Caouette ne se met plus seulement en scène (lui et sa famille) qu’à travers un collage émouvant dont il a le secret ; il devient lui-même l’objet d’un film prétendument tourné vers sa mère (le titre du film et l’affiche reflètent d’ailleurs cet antagonisme apparent). Le dispositif interroge alors : Walk Away Renée est-il un hommage à une figure maternelle pas vraiment comme les autres ou le reflet d’une volonté de la part de Caoutte de s’affranchir de cette figure écrasante ? Alors que les passages les plus marquants de Tarnation avaient été tournés sans aucune conscience de leur propre finalité, ce qui gêne parfois ici, c’est le sentiment que la plupart des scènes ont été pensées pour dire quelque chose. L’objet principal filmé – la mère – semble devenir une caution pour permettre au réalisateur de parler de lui-même, comme dans ce curieux montage de séquences au cours desquelles Renée est systématiquement remerciée par son fils en tournée aux quatre coins du monde pour présenter Tarnation.
En deux longs-métrages de cinéma tournés sur près de trente ans, Jonathan Caouette a fait de sa mère le centre névralgique de son œuvre. La démarche semble dévoiler progressivement une volonté (manifeste ou inconsciente, c’est là toute l’ambiguïté de ce film) de s’affranchir d’un poids – qu’on appellera responsabilité ou culpabilité – tout en refusant de se délester d’une charge émotionnelle qui fait du réalisateur l’être humain qu’il est aujourd’hui. Bien qu’elle accouche d’un résultat paradoxalement moins attachant que dans Tarnation, c’est très clairement cette dualité qui est au travail dans Walk Away Renée, film-charnière qui devrait vraisemblablement conduire vers une nouvelle étape d’ici quelques années. Mais en concluant son film sur une réhabilitation physique de sa mère qui, en arborant de nouvelles dents, semble redevenir la belle jeune femme qu’elle fut dans une autre vie, Jonathan Caouette parvient à venir à bout d’une certaine nostalgie, ce qui lui permet enfin de vivre dans le présent.