À travers une enquête familiale, 108 — Cuchillo de Palo révèle au grand jour les atrocités dont ont été victimes les homosexuels paraguayens dans les années 1980. Entre journal intime et investigation, la réalisatrice Renate Costa cherche ainsi à faire voler en éclats les non-dits sur la vie et mort de son oncle homosexuel. Elle fait au passage le portrait d’une société victime de ses dictatures et qui, encore aujourd’hui, entre peurs et religiosité, a intégré une homophobie ordinaire. Un documentaire rude et bouleversant qui interroge aussi l’importance du travail de mémoire.
108. Comme les 108 homosexuels qui, durant la dictature d’Alfredo Stroessner (1954 – 1989), ont été arrêtés et torturés par la police paraguayenne. (On a su après qu’ils avaient été en fait beaucoup plus nombreux). Une chasse aux sorcières inhumaine qui n’est pas sans rappeler à l’heure actuelle la situation de pays comme l’Ouganda où des vagues de coming-out publics sont orchestrés par les tabloïds. 108, comme le nom de code qui s’est mis peu à peu à désigner les homosexuels, les réduisant à une inhumanité arithmétique. Rodolfo Costa était donc un 108. Il serait né dans un film hollywoodien, il aurait pourtant pu avoir un destin à la Billy Elliot. Il se rêvait danseur quand tous les mâles de la famille étaient, par tradition, forgerons. Mais dans le Paraguay des années 1980, son quotidien se conjuguait plutôt en traques, séjours en prison, violence et humiliation. Mis a l’écart par sa famille, contraint à la clandestinité et au non-dit, même après la fin de la dictature, Rodolfo a appris toute sa vie à s’effacer. Significative, cette vidéo d’archive où on le voit, lors des quatre-vingt ans de la grand-mère, se dissimuler derrière les autres membres de la famille. Sa mort est digne d’un Pasolini de seconde zone. Il est retrouvé, gisant nu, dans son appartement. Ses proches et ses voisins diront qu’il est mort « de tristesse ». Ils se réfugient ainsi derrière un euphémisme de contes de fées comme pour se rassurer et ne pas avoir à confronter les vrais raisons de la mort de Rodolfo. « Ça ne peut pas être ça » s’autopersuadent-ils. Munie d’une petite caméra, Renate Costa, la nièce de Rodolfo, décide de retourner à Asunción (la capitale du Paraguay), pour enquêter sur la vie de son oncle et réveiller ainsi un tabou de l’histoire.
Ce qui frappe en premier lieu en voyant ce documentaire, c’est la force du non-dit généralisé. Car ici, il ne s’agit même pas de remuer le couteau dans la plaie, mais d’ouvrir cette plaie qui permettra d’affronter le poids du passé. Dans cette radioscopie d’un tabou familial, Renate Costa (dont c’est le premier documentaire de cinéma) se trouve rapidement confrontée au mutisme du clan Costa. Seul son père (et frère de Rodolfo) a accepté de répondre à ses questions et encore sans vraiment très bien comprendre les enjeux de l’enquête. Ou du moins, en refusant de les voir. Du coup, la réalisatrice doit apprendre à apprivoiser ses interlocuteurs comme elle doit apprivoiser son sujet. Elle n’hésite pas à nous faire part de ses balbutiements, telle cette mini-Gay Pride filmée à la volée car elle n’ose pas encore s’approcher de trop près de son sujet. Logiquement, c’est plus auprès des amis de Rodolfo (sa vraie famille) que Renate trouve matière à reconstruire l’histoire de son oncle : son ancienne professeure de danse, d’autres homosexuels qui ont, eux-aussi, connu les heures sombres de la dictature, une transsexuelle gagnée par l’émotion quand elle évoque la mémoire du défunt…
108 — Cuchillo de Palo met dès lors en avant un tabou qui n’est plus seulement familial mais aussi historique. Sans voyeurisme et avec toujours beaucoup de respect pour les personnes qu’elle interroge, Renate réussit pourtant à offrir à ses interlocuteurs un espace de parole dans un environnement où la liberté d’expression, vingt ans après la fin de la dictature, semble encore un luxe. Car, même parmi ceux qui ont connu et soutenu Rodolfo, certains refusent de s’exprimer, de peur que cela puisse leur être néfaste. Pour ceux qui acceptent à visage couvert, la réalisatrice trouve des réponses esthétiques, leur montrant les images pour les rassurer de sa bonne fois et les intégrant ainsi à son processus créatif. Les témoignages se font d’autant plus forts et troublants que beaucoup disent parler pour la première fois et ainsi réveiller un passé trop longtemps refoulé. En effet, ils semblent guidés soit par leur volonté d’oublier les ignominies subies soit par le consentement tacite à ne pas trop susciter de débat sur l’affaire des 108. On se retrouve à peu de choses près dans la même problématique que lorsqu’il s’agit de recueillir les témoignages du sort des homosexuels pendant la déportation nazie. Le documentaire le montre très bien quand Renate, après avoir fait des recherches, trouve une copie du rapport de police qui recensait les noms d’homosexuels arrêtés et emprisonnés avec Rodolfo. La réalisatrice en interroge plusieurs afin qu’ils parlent des rafles et des séjours forcés en prison. A la fin de chaque entretien, comme s’ils prenaient conscience de l’importance de garder des traces, ils demandent s’ils peuvent garder une copie de ce listing. L’un d’entre eux avouera même qu’à l’époque, il avait brûlé ce même document, influencé par un homme d’Église, ce témoignage du passé.
La force de 108 — Cuchillo de Palo c’est ainsi de dépasser le documentaire familial à la première personne. Toujours à sa place, la réalisatrice sait trouver le juste dosage entre son statut de « nièce de » et une position journalistique afin d’être à l’écoute de l’autre et faire acte de provocation dans le bon sens du terme. De fait, en intégrant une dimension historique, la démarche de Renate Costa va beaucoup plus loin que d’autres journaux intimes comme celui de Rémi Lange dans Omelette. Les dernières séquences sont, en ce sens, significatives lorsque, aux détours de longs échanges avec son père, elle tente de renouer avec lui un lien filial altéré tout en l’interrogeant ouvertement sur la manière dont il appréhende l’homosexualité de Rodolfo. Ces séquences sont à la fois les plus esthétiques et les plus fortes du film car elles débouchent sur une sorte d’impasse. Celle-ci traduit le choc des générations, mais aussi l’homophobie ordinaire encrée de religiosité qui parcourt la société paraguayenne aujourd’hui encore et qui ne concerne pas uniquement le père de Renate. Pour autant, devant l’incompréhension paternelle et les questions laissées en suspens (pourquoi Rodolfo n’a pas fui loin de cette famille qui ne l’a jamais soutenu) la jeune femme ne cherche pas à refaire l’histoire, ni à juger ou à condamner. Son mérite est au moins d’avoir semé des graines et ouvert une brèche, montrant une nouvelle fois le pouvoir du cinéma dans sa capacité révélatrice. C’est tout le sens du dernier plan (la façade ensoleillée de l’appartement de Rodolfo) qui contraste par son côté solaire avec l’âpreté nocturne du documentaire. Un passé souterrain qui est remonté, le temps d’un film, à la lumière.