Honoré d’une Palme d’Or plutôt inattendue au dernier festival de Cannes, 4 mois, 3 semaines, 2 jours confirme la belle vitalité du cinéma roumain. Pour ce troisième long-métrage, Cristian Mungiu dresse un portrait terrible des conditions d’avortement clandestin alors que le régime communiste de Ceausescu touchait peu à peu à sa fin. Tout en longs plans-séquences et presque en temps réel, le réalisateur dépasse la question morale de l’avortement pour en faire un acte de résistance contre la dictature.
Gabita (Laura Vasiliu) est dans une situation compromettante. Enceinte, elle souhaite se faire avorter et compte comme soutien Otilia (Anamaria Marinca), la jeune femme qui partage sa chambre dans le foyer où elles logent le temps de leurs études. Dès les premiers plans, la tension est palpable : à la crainte de se faire prendre s’ajoute l’angoisse liée à la souffrance physique provoquée par ces avortements clandestins, généralement effectués dans des conditions d’hygiène particulièrement déplorables. Pour mener à bien cette périlleuse entreprise, les deux jeunes femmes ont décidé de réserver une chambre d’hôtel et de faire appel à M. Bébé, un faiseur d’ange qui n’hésite jamais à profiter du désarroi de ses clientes.
La première grande réussite de 4 mois, 3 semaines, 2 jours est de ne pas avoir cherché à donner la moindre justification à l’avortement de Gabita. Il ne s’agit en aucun cas de s’interroger sur l’acte en lui-même en invoquant des circonstances qui auraient pu le motiver : il ne sera donc jamais question d’un éventuel petit ami peu enclin à prendre ses responsabilités de père, de parents soucieux du qu’en dira-t-on au point d’imposer à leur fille une décision qu’elle n’aurait pas murie ou encore d’un instinct maternel peu développé. Ici, c’est avant tout la question du choix qui prime sur tout en se posant comme un acte de résistance face à un état qui refuse aux femmes toute indépendance sur la question pendant plus de vingt ans. Cette ténacité mêlée de désarroi, le réalisateur l’a puisée dans son expérience personnelle où, encore adolescent, il entendait toute sorte de récits de jeunes femmes mortes d’avoir osé transgresser une loi qui niait leur individualité.
Il aurait été vain, et surtout très maladroit, de vouloir identifier très clairement ce qui menace (la loi, les hommes, la culpabilité) en permanence les deux jeunes femmes. Outre les nombreux obstacles – très concrets, ceux-là – qu’elles doivent surmonter avant de connaître l’issue de cette périlleuse opération (réserver une chambre, esquiver une invitation puis, par la suite, retrouver une pièce d’identité, répondre au téléphone, pouvoir ouvrir une porte), Gabita mais surtout Otilia, embarquée dans cette histoire comme on entre dans la Résistance, souffre de la complexe dualité de cette situation. Ce fœtus que l’on cache et que l’on cherche à faire disparaître, c’est d’un point de vue symbolique le choc entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. Du coup, le hors-champ symbolise à la fois ce que l’on veut dissimuler aux autres, ce qui est à supprimer, mais aussi ce qui nous échappe, ce qui peut surgir dans notre conscience sans qu’on s’y attende. C’est sur ce fil ténu qu’Otilia avance, prudente et résignée, tout au long du film.
Pourtant, mis à part le faiseur d’ange, tout l’entourage de la jeune fille ignore le drame qui se noue à cet instant-là. Dans cet extraordinaire plan-séquence où Otilia se retrouve au beau milieu d’un repas d’anniversaire où chaque convive brille par son mépris ou son étrange banalité, la tension naît de la durée du plan. Si au départ, la jeune femme semble plus ou moins présente, plutôt attentive à ce qui se passe autour d’elle, la rupture devient peu à peu plus évidente. Au champ étouffant (surabondance des visages dans le plan, excès de dialogues) répond un hors-champ angoissant (un coup de téléphone peut-être annonciateur d’une terrible nouvelle, la nuit qui tombe peut-être synonyme de mort). Toute cette partie du film, presque tourné en temps réel et à la manière d’un documentaire, fait preuve d’une retenue et d’une précision saisissantes. Là où il aurait été de bon ton de moraliser cette histoire pour rassurer les bien-pensants (et notamment le ministère de l’Éducation nationale tenté d’interdire la diffusion du film au lycée), Cristian Mungiu ne cherche en aucun cas à dissiper les zones d’ombres de ce combat. La séquence où Otilia observe longuement le fœtus froidement abandonné sur le carrelage de la salle de bain n’a pas laissé indifférent et a certainement contribué à l’éclosion de cette regrettable polémique. Pourtant, c’est bel et bien le regard de la jeune femme qui donne à ce long plan fixe tout son sens. Étrange mélange de peur, de culpabilité, de colère mais aussi de soulagement, l’attitude d’Otilia, renforcée par l’impossible cohabitation dans le même cadre de l’enfant et de celle qui a participé à son élimination, montre combien 4 mois, 3 semaines, 2 jours est un œuvre où pour se délivrer d’une condition (la chambrée sur laquelle s’ouvre le film ressemble davantage à une prison), la transgression reste la seule alternative possible, quitte à en assumer les lourdes conséquences.