Les deux réalisateurs, Tobias Lindholm et Michael Noer, ne cachent pas leur goût pour les films de prison américains, pas plus que leur intérêt pour le cinéma des frères Dardenne. Leur premier film s’affirme comme la rencontre de ces deux mondes cinématographiques, avec une proposition naturaliste et intimiste de drame carcéral. Même si R donne l’impression d’entrer en territoire familier, il ne faut pas s’y fier !
Parcours fléché
Quand Lindholm et Noer se lancent dans la réalisation d’une fiction en 2010, le premier commence sa carrière de scénariste pour le cinéma (Submarino, réalisé par Vinterberg), et la télévision (Borgen, série créée par Adam Price), le second est réalisateur de documentaires. R transpire cet héritage dans la juste rigueur de son écriture comme dans le naturalisme mesuré de sa mise en scène. Mais ce premier essai commun arrive sur les écrans français a posteriori, puisqu’en 2013 nous avons d’abord découvert leurs seconds films respectifs : Hijacking, réalisé par Lindholm, et Northwest, réalisé par Noer. Il apparaît que ces jeunes cinéastes sont pour le moment plus forts à deux, leurs secondes réalisations comportant les défauts de leur première sans en contenir vraiment les qualités. Quand on flirte avec le cinéma de genre, il faut savoir y construire sa singularité. Et Lindholm et Noer y parviennent avec R, même si la trame narrative laisse d’abord craindre le pire. Le film montre en effet la prison comme une école du crime, où les conflits raciaux gangrènent un microcosme hiérarchisé. L’arrivée de Rune, dont on ignore d’abord le motif d’incarcération, sert de porte d’entrée à la découverte du monde carcéral. Son parcours rappelle fortement celui de Malik dans Un prophète (J. Audiard, 2009) : le vol du matelas se substitue à celui des chaussures, le rapprochement avec « l’Albanais » remplace le mentor corse, l’exécution d’un crime permet d’obtenir la protection fragile du clan, le trafic de drogue est un moyen de survie, la recherche d’un allié du côté maghrébin dérange les Danois de souche… Rien de nouveau sous les néons blafards, et pourtant…
Voie parallèle
Tobias Lindholm et Michael Noer sont bien documentés, tournent dans une prison récemment fermée et font appel à des comédiens non professionnels, dont nombre d’anciens détenus et gardiens de prison, habitués du lieu. Le réalisme de leur fiction se nourrit certes de tout cela, mais la particularité n’est pas (seulement) là. Elle se niche d’abord dans la force d’intentions d’écriture et de réalisation, animées par une réflexion stricte sur la représentation de la violence. Il ne s’agit pas uniquement de décider ce que l’on s’accorde de montrer ou pas, mais à quel moment du film et pourquoi ? On entre dans la prison au premier plan avec Rune pour n’en sortir qu’au dernier, découvrant enfin l’infernale bâtisse dans son ensemble. L’espace s’érige autant en prison pour notre regard que pour les corps entravés qui s’agitent devant l’objectif. En outre, pendant les vingt premières minutes, Rune ne prononce pas un mot, mais subit les injonctions des gardiens et les insultes des détenus puissants. Le bruit s’affirme comme le premier mode de domination. L’écriture sonore construit alors une violence sensorielle, quand celle-ci explose à l’image dès la douzième minute par un meurtre sanglant, « nécessaire » à l’intégration du jeune Rune.
Dans l’enceinte froide et crasseuse, pas de répit possible… La caméra nous montrera à plusieurs reprises le transport de drogues dans tous ses détails coprophiles. L’Albanais, homme de peu de mots, expliquera méthodiquement au jeune Rashid comment il sera torturé, bien avant de mettre son plan à exécution, multipliant l’horreur de son geste par sa verbalisation. De façon générale, le réalisme de la mise en scène en accroît l’impact. Exit le spectaculaire : chaque action quotidienne est une prise de risque, chaque déplacement de personnage dans les couloirs est une menace proférée ou subie. Parler ou se taire, obéir ou défier représente le même danger.
Bifurcation
Même s’il met en scène des moments attendus, R exclut tout didactisme et surprend dans sa progression douce mais implacable. Les échanges de regards sont à ce point exemplaires de l’économie du discours. Ils disent la complexité des rapports entre les détenus, la position souvent ambivalente des gardiens, la peur rampante et la paranoïa généralisée, tout en évitant les clichés du genre (viol, visite conjugale, maton corrompu…). Ici, la loi du plus fort est cependant la meilleure et les plus jeunes se brûlent les ailes à vouloir trouver leur place dans leurs clans respectifs. R comme Rune, R comme Rashid… Les deux jeunes détenus partagent cette lettre, comme le début du mot « rage » (« raseri » en danois), un sentiment qui les animent tous deux pour organiser leur survie fragile. Leurs origines ethniques les opposent dans un univers ségrégationniste, mais Rune et Rashid apparaissent très progressivement comme les deux faces d’une pièce. Tous deux sont attachés à leurs mères, dont les visites leur font plus de mal que de bien malgré tout l’amour qu’elles leur portent. R déjoue l’exercice balisé de la scène de parloir, où se révèle l’ambivalence entre force et faiblesse chez ces prisonniers mutiques. Comment Rashid peut-il expliquer qu’il n’a pas le temps de prier tant il craint chaque minute pour sa vie ? Comment ne pas accepter nos plus ces représailles maternelles, qui amènent un peu de normalité dans l’aberration de son quotidien ?
Alors que le récit est construit depuis la première minute par le regard de Rune (suivi de près dans de longs plans rapprochés), il bifurque subitement sur Rashid. Ce changement de trajectoire fait dérailler une trame attendue pour affirmer l’instabilité d’un monde où rien n’est permanent et acquis. Ainsi R, premier film audacieux, joue sur l’horizon d’attente du film de prison pour affirmer une écriture et un style subtils.