S’il faut encore des preuves que le naturalisme social peut vraiment avoir une sale tête au cinéma (lui qui se montre alors si friand de visages peu glamour lui donnant un cachet de réel), il suffit d’observer comment il traite les frontières de classe. A Second Chance, le dernier film de Susanne Bier, nous présente deux couples illustrant avec trop d’évidence ce fossé, quand bien même celui-ci se présenterait sous le forme de l’opposition entre le respect et l’affront à la loi (le bien et le mal, en somme). Chez les uns, tout va à peu près bien, la stabilité étant surtout assurée par le mari, Andreas : policier consciencieux, mari dévoué et père attentif d’un nouveau-né ; dans leur maison de campagne, toujours, la lumière est douce et les plans apaisés. Chez les autres, en revanche, c’est plutôt l’enfer : Tristan est un dealer violent qui contraint sa copine à se droguer, tandis que leur bébé se débat dans ses excréments ; dans leur appartement sordide, toujours, la lumière est crue, les plans fébriles et courts, les cadrages chaotiques.
Dans ce traitement discriminant par les régimes d’images ces deux cellules familiales, on ne voit nullement le point de vue d’un cinéaste sur un fossé de confort et de moralité (dans ce cinéma-là, les deux vont si souvent ensemble), mais des expédients machinaux, trop familiers, visant à surligner l’état révoltant des choses, pourtant déjà évident devant la caméra avant que les effets de mise en scène s’en mêlent. Il s’agit moins de rendre compte de cette inégalité que de rendre le regard inégalitaire, selon un rapport bassement télévisuel à celui-ci. C’est que, par le prisme trop zélé du naturalisme social (a fortiori européen, comme la réalisatrice danoise qui nous occupe), la démarche revient sans surprise à stigmatiser la cellule la moins favorisée, à traiter le peu fréquentable Tristan et son infortunée compagne moins comme des individus que comme des symptômes, ceux de l’idée que le délabrement social irait de pair avec les comportements les plus repoussants. C’est le risque du « cinéma social » : le social, c’est surtout pour le bas de l’échelle, et avec une bienveillance trop souvent de façade. On pourrait relever que ce régime de téléfilm crapoteux dont la forme prétend imiter la fébrilité du réel définit plutôt bien la filmographie de Susanne Bier jusqu’à maintenant. Mais au fond, on n’a pas très envie de s’attarder sur le cas d’une réalisatrice attirant encore trop l’attention aujourd’hui, tant ce régime s’avère ici le symptôme d’un académisme polluant le cinéma en général.
Prêts à tout
L’hypocrisie de la posture naturaliste éclate ici d’autant plus qu’A Second Chance prétend mettre en scène la porosité entre ces deux milieux, ou plutôt entre ces deux espaces moraux. Il advient que le bébé d’Andreas meurt subitement. La mère menaçant de ne pas tenir le coup, le bon flic ne fait ni une ni deux et part s’introduire chez Tristan (qu’il connaît et dont il sait la paternité) pour substituer en douce le petit cadavre à l’autre bien vivant, se dédouanant à l’idée que ce dernier sera bien mieux dans une belle maison qu’auprès de ses parents à problèmes ou aux services sociaux. Le défi, pour Bier, est de jouer sur deux tableaux : d’un côté pointer comment, pour des raisons a priori compréhensibles, l’honnête homme se prend à commettre l’impensable et à enfreindre ses principes ; de l’autre faire mine de ne pas le condamner, de chercher l’humanité dans le coupable (bonté d’âme dont étrangement elle se gardera bien vis-à-vis de Tristan). Mais empêtrée dans un scénario multipliant les tournants mélodramatiques forçant le pas vers la résolution morale, elle n’est pas longue à révéler son impuissance de cinéaste dépourvue des moyens de son ambition, celle d’afficher une lucidité et un humanisme qui ne soient pas contrefaits. Sans surprise, sa seule façon d’ « humaniser » son policier en déficit de scrupules est d’aller dans le sens de ses excuses, en mettant en sourdine tout ce qui pourrait mettre à mal sa défense au motif du bien-être de l’enfant (laissant cela aux reproches mous de quelques personnages), et en accréditant l’idée qu’il y a pire situation autour de lui.
Même la glauque révélation à l’approche de la fin du film, censée faire voler en éclats l’illusion du confort initial d’Andreas, sert surtout à confirmer que dans l’ensemble, ce personnage reste le brave type du lot. À ce propos, le lecteur aura constaté que cette critique ne parle pas beaucoup des femmes, pourtant bien visibles. C’est normal : dans A Second Chance, elles ne dépassent guère le statut de mamans fragiles et de maillon faible de la cellule familiale. Dans ce cinéma-là, même l’humanisme a une sale tête.