Réalisé par le talentueux Soi Cheang, cette production Johnnie To est une œuvre paranoïaque dotée d’une belle mécanique filmique entièrement fondée sur la confusion mentale. Malgré la précision géométrique de ses plans et le talent de ses interprètes, Accident manque juste d’un peu de folie et d’originalité pour lui permettre de se démarquer des films noirs contemporains made in Hongkong. Mais ne boudons pas notre plaisir devant cette œuvre qui est largement supérieure à un grand nombre de polars hollywoodiens.
Soi Cheang fait partie de ces réalisateurs hongkongais talentueux, capables de relancer une cinématographie dont la puissance économique et l’influence stylistique est loin du lustre flamboyant des années 1960 à 1980. Johnnie To, Tsui Hark et John Woo – ces deux derniers étant de retour au pays après leurs frasques artistiques mitigées aux États-Unis – ainsi qu’une poignée d’auteurs estimables, soutiennent les fondations d’une industrie en berne, engloutie par un cinéma américain toujours aussi gourmand – surtout depuis la rétrocession de 1997 qui a entraîné une fuite des cerveaux. Malgré cette situation difficilement réversible, il reste des réalisateurs et des œuvres de qualité comme le film qui nous intéresse ici. Accident diffère des précédents films de Cheang, notamment de la bestialité de Dog Bite Dog qui nous plongeait dans un univers âpre, où un individu élevé pour tuer connaissait l’amour et l’affection lors de brefs instants à la poésie vénéneuse. Cette nouvelle œuvre du cinéaste est un film noir doté d’un récit plutôt original : un homme dont le métier consiste à maquiller des crimes en accidents, est persuadé que le décès de sa femme n’est pas accidentel. Persuadé de s’être fait trahir, il s’enfonce dans un trip paranoïaque sans retour.
Produit par Johnnie To, Accident est, pendant une bonne demi-heure, profondément influencée par l’art du maître hongkongais : mise en scène mathématique et géométrique gérant l’espace avec précision ; abondance des zooms ; jeux sur les caméras de surveillance. La présence de l’acteur Lam Suet (le fameux « gros » d’Exilé, de PTU ou de Vengeance), renforce davantage cette impression. To, le producteur, semble ne laisser que peu de marge de manœuvre à ses réalisateurs comme le prouvait déjà Filatures de Yau Nai-Hoi. Cheang arrive cependant à se démarquer grâce à des séquences très inventives où le film semble se construire en temps réel : les personnages élaborent leurs stratagèmes en utilisant des maquettes et des plans prenant la forme d’un story-board grandeur nature ; ils préparent les séquences à venir qui deviennent une version live des plans préparés. L’élégance glacée des plans de nuits se déroulant sous une pluie diluvienne – malgré leur manque d’originalité – arrive également à provoquer un plaisir certain. Surtout, cette œuvre prend une autre dimension grâce à un renversement de situation inattendue : le personnage principal, se croyant menacé par un comptable mystérieux, se perd dans une confusion mentale proche de la folie. La mise en scène se détache alors du poids de son producteur pour nous plonger au sein d’un thriller psychologique aux réminiscences hitchcockiennes. Les événements scénaristiques modifient la personnalité froide du tueur, qui devient un être traqué et blessé.
Si la deuxième partie d’Accident délaisse l’influence des polars de To, il manque cependant une once de folie pour magnifier cette œuvre : le réalisateur, qui manipule avec un talent pervers le spectateur, tombe dans le piège du twist final classique, qui replonge son film dans une mécanique scénaristique convenue. On aurait pu croire, l’espace de quelques séquences fondées sur le trouble psychologique, à un déraillement du récit et à une explosion des règles habituelles du genre. Il n’en est rien, puisque Cheang revient à la mise en scène pour la mise en scène : il cherche à résoudre une équation cinématographique en oubliant quelque peu la matière humaine de l’art cinématographique. Si on peut faire le même reproche à beaucoup de grands stylistes hongkongais, To le premier, ceux-ci arrivent à créer des moments de grâce et une connivence avec leurs acteurs, qui font oublier la mécanique purement mathématique de leur art – Exilé ou Vengeance en sont les plus beaux exemples. Leurs œuvres, comme celle de Tsui ou de Woo, explosent en plein vol pour sortir de la narration classique – la grandiloquence magnifique de la séquence finale d’Une balle dans la tête ; l’outrance et l’ingéniosité plastique de Time and Tide ou de l’indépassable The Blade). Si Accident reste une œuvre de premier ordre, un polar qui vaut un grand nombre de films noirs américains, il lui manque un peu de cette fraîcheur naïve et de cette inventivité habitant un cinéma de Hongkong qui a influencé et continue d’influencer, malgré ses difficultés, des générations de cinéphiles et de réalisateurs. On attendra avec impatience le prochain film de Soi Cheang, en espérant qu’il prolonge la folie de Dog Bite Dog tout en y ajoutant la belle maîtrise filmique d’Accident.