Déjà remarqué pour ses courts-métrages De l’autre côté (2003) et Quelques miettes pour les oiseaux (2005), on ne peut pas dire que Nassim Amaouche se soit fait discret à Cannes cette année, où son premier long était projeté à la Semaine de la critique, dont il a reçu le prix, fruit d’un vote de la critique internationale. Mérité ou pas ? Aucune importance, il advient simplement qu’Adieu Gary est un sacré chouette film où l’élégance visuelle, l’élaboration d’une atmosphère singulière, une forme de réflexivité se mêlent harmonieusement sans jamais entraver le plaisir de spectateur.
C’est peut-être une coquetterie, mais pour définir ce qui se joue dans Adieu Gary, rien de mieux que Dominique A et sa chanson Je suis une ville : « Je suis une ville dont beaucoup sont partis, enfin pas tous encore mais ça se rétrécit, il reste celui-là qui ne se voit pas ailleurs, et celle-là qui s’y voit mais à qui ça fait peur, et celle-là qui ne sait plus, qui est trop abrutie, qui ne sait plus où elle est, et qui se croit partie…» Adieu Gary a pour cadre une cité ouvrière perdue en Ardèche. Elle s’est dépeuplée, mais il reste ici un étrange microcosme, essentiellement d’origine maghrébine, dont l’impression de désœuvrement est rehaussée par un soleil de plomb.
Comme d’autres Godot, un ado géant mutique attend le retour de son père, sosie de Gary Cooper paraît-il, sur une valise. Francis (Jean-Pierre Bacri, égal à lui-même, mais que l’on est content de retrouver dans un rôle consistant), ancien ouvrier amoureux de sa machine, fricote avec la voisine Maria (Dominique Reymond). Les jeunes traficotent autant pour tromper l’ennui que pour s’en sortir, c’est d’ailleurs ce qui a valu à l’un des deux fils de Francis, Samir (Yasmine Belmadi), un petit séjour aux gnoufs. Un peu comme au bled, cette jeunesse « tient les murs ». On croise aussi Zico, un mécano toujours affublé du maillot du joueur brésilien, ainsi que Nejma (Sabrina Ouazani, la vraie révélation de L’Esquive, superbe de sensualité et de détermination), une jeune femme sur qui lorgne Samir. Tout ce petit monde est à l’arrêt, dans l’expectative. Francis regarde souvent le nez rêveur à la fenêtre, un train file : « c’est mon usine qui passe » dit-il désenchanté, avec sa « fierté d’ouvrier à la con » dira l’un de ses fils au cours du film. Fixité contre mouvement du monde, machines et travail partent vers un ailleurs qui semble très lointain.
Il y a peut-être avant tout un plaisir de capter ces moments contemplatifs et drôles, mélancoliques et jouissifs, qui ne sont pas sans rappeler, s’il fallait désigner un cousin, Les Mains vides du trop rare Marc Recha. Mais Nassim Amaouche fait montre d’un grand talent d’écriture cinématographique. Aussi bien pour la mise en valeur de l’espace, cette cité ouvrière désuète donne lieu à de superbes compositions visuelles, que pour la mise en relation des êtres, et ces derniers avec leur territoire. Il parvient à donner corps et âme à ses personnages en un rien de temps, avec une élégance impressionniste. On retiendra le panoramique complet lors d’une douce soirée au café du coin. Le mouvement circulaire est bercé par le chant somptueux de Nejma et les notes d’un oud ; tout en lenteur, il s’attarde sur des visages et un lieu rendus à l’état de bulle de bien-être ; ici, maintenant et ensemble. Adieu Gary réserve quelques très beaux moments suspendus magnifiés par un usage de la musique très convaincant. La mise en scène porte la contradiction du lieu, la dynamique centrifuge et implacable des personnages est contrariée par la capacité à rendre digne, donc vivable, ce centre de gravité désuet.
Puisque le film intègre la référence à Gary Cooper et quelques extraits de L’Homme de l’Ouest et de Vera Cruz, on a parlé d’hommage au western. Peut-être bien, mais on peut considérer que le film accomplit la dynamique inverse des classiques du genre, puisqu’il s’agit ici plutôt d’une « déconquête », du reflux et de l’état dépressif d’un lieu. Si l’espace du film fut l’objet d’une conquête, c’était aux temps bénis de l’industrialisation et du plein-emploi ; la situation en présence est celle d’une déprise, d’un rêve finissant ayant dégénéré. Ceci confère au film une dimension poético-politique assez féroce, où l’on voit s’effondrer une utopie sans qu’aucune autre ne pointe son nez, sinon celle du départ. Ou bien le salut viendra-t-il de ce local de la CGT qui se meut en une mosquée improvisée ? Difficile d’y croire. Si Adieu Gary se réfère au western, c’est dans sa relation à la notion de frontière. Une nouvelle frontière existe bien, quelque part. Que le premier qui la voit se profiler en fasse profiter les autres. Elle reste à conquérir.