Au bout d’une vingtaine de minutes, après une course-poursuite bien ludique entre espions trop sûrs d’eux dans le Berlin-Est de la guerre froide, on commence à soupçonner que ces Agents très spéciaux (adaptation de la série télé culte des années 1960) ont épuisé là leurs meilleures cartouches. La suite du programme vaguement inspiré de la série (un agent de la CIA et un autre du KGB sont amenés à travailler ensemble pour sauver le monde d’une menace terroriste) ne fait que décevoir. Comme par un besoin frénétique de combler le manque de substance de ce qu’on voudrait mettre dans ce film, la confrontation du tandem (l’Américain flegmatique et chic, le Russe sanguin et efficace) se résume à un permanent duel de vannes usées avant même d’avoir servi sur la virilité de l’un et de l’autre, sur qui a le plus gros gadget ou le costume le mieux assorti, duel mené qui pis est par des comédiens qu’on a vus moins insipides ailleurs. Si l’humour est ces temps-ci bien utile aux blockbusters hollywoodiens pour remplir quelques blancs, au risque qu’on les soupçonne de paresse (demandez à Marvel Studios), ici on s’est visiblement contenté du niveau minimum, ce qui est pour le moins fâcheux pour l’horizon du film.
L’ensemble est emballé avec un clinquant qui ne fait, ironiquement, que souligner le vide qui l’habite. Que ce soit la musique allant chercher tantôt du côté des « James Bond » tantôt chez Morricone quand elle n’abuse pas des morceaux d’époque pour tapisser le moindre moment dramatique (pratique pour rendre humoristique l’électrocution prolongée d’un ancien nazi), la patine photographique, ou encore l’usage de split-screens totalement inutiles sauf pour décorer l’écran de jolies bordures noires, rien ne semble trop beau pour faire de cette adaptation un pastiche rutilant et surtout cool clignant de l’œil à une décennie encore parfois fantasmée comme telle. Même les méchants de l’histoire (en particulier la blonde fatale campée par Elizabeth Debicki) ressemblent à des pastiches d’accessoires bondiens. C’en est au point que tout le reste (l’intrigue minimaliste, les vagues backgrounds écrits pour les héros, les scènes d’action exécutées à la va-vite) ne semble qu’un immense McGuffin servi comme prétexte à ce festival de frime lourdement décorée.
Chef décorateur
Aux manettes de cette grosse machine à cool : Guy Ritchie. Choix pas très surprenant, mais un peu quand même. Agents très spéciaux nous ramène à un de ces vieux clichés critiques qu’on aimerait pouvoir éviter, mais un dont l’individu n’a jamais rien fait pour se départir : les origines publicitaires de son artisanat, qui l’ont poursuivi toute sa carrière durant. Ce qui ne signifie pas, pourtant, que tous ses films suscitent des sentiments identiques. On connaît le Guy Ritchie prompt à se livrer à un plaisir solitaire de virtuose autoproclamé, au travers de personnages-vignettes bruyants, de sophistications scénaristiques ridicules et de tics formels à outrance (ses films de gangsters, d’Arnaque, crimes et botanique à RocknRolla). On n’oublie pas pour autant celui capable de mettre cette énergie au service d’un projet qui n’émane pas de lui, et de laisser une vraie substance émaner d’éléments qui ne relèvent pas de son contrôle : ce furent le passable Sherlock Holmes et sa suite légèrement supérieure, où pouvait occasionnellement affleurer une relecture de l’icône plus fine qu’on ne l’espérait.
Or, Agents très spéciaux nous rend Ritchie dans un curieux état d’entre-deux. Moins usant que dans ses films de gangsters, mais moins chanceux qu’avec Sherlock Holmes, rarement le réalisateur de Snatch se sera montré aussi inexistant, cantonné à un rôle de décorateur de contrefaçon. Ses effets de style, son savoir-faire occasionnel, ses bons mots faciles (il est coscénariste), même son pénible gimmick des retours en arrière pour expliquer a posteriori les ruses des uns et des autres, ne sont pas là pour conférer quelque substance au film, mais pour s’accrocher à des objets placés là pour s’en draper tels des porte-manteaux, c’est-à-dire en s’effaçant dessous. Ainsi ses héros masculins portent-ils mieux leurs costumes qu’ils ne montrent une âme, aussi expressifs que des gravures de mode, encore plus creux (quoique moins prompts aux jurons) que les gangsters londoniens chers au réalisateur, et reproduisant en guise de relation virile une triste ombre du lien subtil qu’on percevait entre Robert Downey Jr (Holmes) et Jude Law (Watson). Finalement, la scène où le tandem se chamaille pour savoir comment habiller la femme qu’ils protègent (jouée par Alicia Vikander, légèrement plus concernée que ses partenaires) nous rapproche de ce qui pourrait être la meilleure métaphore du film, grande vitrine commerciale pour accessoires de mode soigneusement présentés mais dont la qualité ne vise que ceux qui se contentent de ce qui brille.