Il y a quelques années, Brandon Cronenberg a attrapé une grosse grippe. Cloué au lit, il a fait un mauvais rêve, obnubilé par cette emprise sur son corps de ce virus qui venait d’un autre. De cette étrange intimité cellulaire, il a tiré le scénario d’un court-métrage, Broken Tulips, où un fan obsessionnel n’aspire qu’à s’injecter le virus de sa star préférée pour entrer en pleine osmose physique avec elle. Et il a inoculé cette idée dans son premier long-métrage Antiviral… Mais pourquoi Cronenberg junior n’était-il pas vacciné contre la grippe ?
Le pitch, en soi, n’est pourtant pas mauvais. Il est même assez troublant. Syd est employé d’une clinique spécialisée dans la vente et l’injection de virus de célébrités, un marché bien lucratif dans une société où le fanatisme ne connaît plus aucune limite. Ce dealer d’herpès transforme aussi son propre corps en incubateur pour sortir illégalement les germes de la clinique et les vendre à des organisations criminelles. Porteur du virus très convoité de la mégastar Hannah Geist, il devient la cible de collectionneurs véreux. Certes, l’atmosphère futuriste ne déplaira pas aux amateurs du genre. Elle jouit d’une mise en scène affirmée dans l’épure clinique, portée par une géométrie maniaque du cadre et une élégante photographie, faisant la part belle à un blanc immaculé. Il faut souligner le travail du directeur photo, Karim Hussain, qui ferait des ravages dans la mode. Une musique électro-dark achève de parfaire l’objet branché, mais néanmoins intriguant, qu’est Antiviral.
Le film remplit le cahier des charges dystopique. Il s’agit bien d’une satire du capitalisme sur fond de dérive technoïde, qui érige le star-system en nouvelle religion, entre fusion quasi sexuelle et cannibalisme high-tech. Car le délire d’assimilation va jusqu’à la consommation de steaks de cellules musculaires de stars qu’on s’arrache dans des boucheries sordides. « Prenez, mangez, ceci est mon corps » pourraient dire ces beaux visages vénérées sans raison. Le fanatisme extrême a muté en tyrannie amorale qui dépossède les corps d’eux-mêmes en les rendant dépendants à une nouvelle chair lugubrement jouissive, grise et filandreuse.
Le symptôme majeur d’Antiviral est qu’il repose un peu trop béatement sur son pitch, que la narration se contente de déplier sagement, avec une certaine vanité, celle qui le rend tellement sûr de son ambiance qu’il pense ne pas avoir besoin d’épaissir son scénario. Tout cela tient donc à peu près la route… une vingtaine de minutes. Mais dès que Cronenberg entre dans le récit à proprement parler, le film s’effondre et repose sur ses acquis décoratifs. Car le réalisateur cherche à nous embarquer de force dans un thriller trop linéaire sans savoir créer de véritable personnage. À force d’évider ces corps pour critiquer leur dépersonnalisation, l’esthétique stérile d’Antiviral ruine toute psychologie et ne parvient pas à leur donner chair. Quelques gros plans sur la peau piquée par l’aiguille, une bouche ensanglantée… le film, contaminé par ce qu’il dénonce, se complaît dans une fascination fétichiste pour ses propres images qui souillent de rouge sombre la blancheur des corps et des décors. Caleb Landry Jones n’est plus qu’une bête traquée dont le jeu se limite à un regard par en-dessous, qui n’accroche plus le nôtre, mollement happé par les ombres tutélaires qui corrodent ce film malade.
La principale étant celle de papa. Mais si Cronenberg a transmis à Brandon le virus du cinéma, il ne lui a pas vraiment inoculé son talent. On aurait aimé pouvoir faire l’impasse sur l’héritage du père David, mais Antiviral est tellement rongé par les obsessions paternelles (comme l’était déjà le Surveillance de la progéniture Lynch, et à l’inverse de l’univers propre qu’a su élaborer Sofia Coppola) qu’il en devient aussi indigeste que semble être cette livide viande d’idoles jetée en pâture à des zombies sans âme. La maladie, la mutation, la vidéo, le cauchemar, la fusion corps-machine, la rencontre entre le médical et l’horreur : les thèmes cronenbergiens première époque phagocytent un univers qui manque cruellement de personnalité. Syd, peu à peu, se défait de sa superbe étriquée : les cheveux se détachent, la veste tombe, la cravate se dénoue, la chemise immaculée se tache de sang. Ça ne vous rappelle rien ? Oui, le cheminement du néo-laborantin pompe aussi, nettement, la trajectoire de l’hyper-capitaliste Eric Packer de Cosmopolis vers le flasque et le visqueux. Face à Antiviral, on pense souvent à d’autres films, à la froideur lisse de Shame, à la beauté vide de Sleeping Beauty, à l’épure oppressante de Bienvenue à Gattaca. L’autre syndrome du film est là, dans ce cannibalisme maniéré et mal digéré d’un cinéma anxiogène qui finit par le dévitaliser.