Comment faut-il regarder Après lui, le quatrième long métrage de Gaël Morel ? La question est légitime, pour qui aura traversé un cauchemar similaire à celui vécu par Camille, le personnage central du film incarné par Catherine Deneuve, qui perd son fils dans un accident de voiture et va se rapprocher du meilleur ami de celui-ci, conducteur du véhicule et miraculé. Partant d’un postulat à fort potentiel mélodramatique, voire populaire, et aidé par une star qui est de presque tous les plans, Gaël Morel ne s’est pourtant pas facilité la tâche. Car contrairement aux apparences, Après lui n’est pas un film aimable : les concessions, les passages obligés l’importent peu, au risque d’aller à l’encontre de l’intensité émotionnelle de son sujet.
Il y a encore dans Après lui des traces de l’influence de Téchiné sur le cinéma de Gaël Morel, mais celui-ci semble pour la première fois s’en affranchir pour se tourner vers d’autres figures – par ailleurs tout aussi encombrantes : Cassavetes pour le portrait de femme borderline, voire un Douglas Sirk dépouillé de son esthétique glamour. Le dénominateur commun, c’est Deneuve, l’icône blonde en femme mûre qui porte tout le film par sa capacité à incarner le désespoir jusqu’à la folie, à jouer le rôle à César sans jamais avoir recours aux astuces habituelles. C’est parce que Deneuve est une grande actrice, bien meilleure que ce qu’on lui donne ici à jouer, que l’on acceptera de la suivre jusqu’au bout du film. Qui d’autre, de toute façon, aurait été capable de jouer ce rôle-là sous la direction de ce cinéaste-là ? Parce que la star a toujours miraculeusement réussi à convaincre en dépit d’un jeu que d’aucun pourrait trouver approximatif, en tout cas décalé, déconnecté d’un certain réalisme, à mi-chemin entre théâtralité et vérité, elle sauve Après lui du naufrage. Face à elle, soumis aux mêmes indications de jeu, les autres comédiens rament dur. Tout sonne atrocement faux, à la limite de l’indécence dans des scènes particulièrement douloureuses dont le parti pris réaliste ne souffre aucune approximation : des scènes d’enterrement, de veillée funèbre filmées sans aucune distance mais portées par des acteurs qui surjouent – ou déjouent – l’investissement émotionnel peuvent sembler assez insultantes par ce qu’elles suggèrent. Sommes-nous censés croire à la douleur de cette mère et de cette famille mais être suffisamment cyniques pour supporter le maniérisme injustifié d’un réalisateur qui ne semble jamais croire en son sujet ?
À moins que la violence qu’induit la représentation cinématographique du deuil ne fasse peur à Gaël Morel. C’est l’une des façons d’expliquer ses choix : demander aux comédiens de jouer faux, puisque représenter la douleur de la perte d’un proche est impossible, cela ne se peut pas, alors autant en prendre le contre-pied. L’idée est assez séduisante : la forme cinématographique au service de l’aveu d’un échec, ou de façon plus militante, d’un refus. Il faudrait pour cela espérer que Gaël Morel soit assez malin pour oser cette réflexion et l’assumer jusqu’au bout ; on pourra lui accorder le bénéfice du doute, mais le film offre d’autres indices qui tendraient à prouver le contraire. D’abord parce qu’en négligeant ses seconds rôles au profit de son actrice principale, Morel et son co-scénariste Christophe Honoré s’interdisent des espaces de respiration qui tendent à cloisonner le récit, à le faire tourner à rond − peut-être parce que, dans le fond, seul les intéresse le parcours de cette mère éplorée. Mais sans aucun retour – ou presque – sur la descente aux enfers de Camille/Deneuve, le film tourne à vide. Il y a bien cette scène, assez émouvante, où la fille de Camille, incarnée par une Élodie Bouchez cruellement sous-exploitée, reproche à sa mère de ne pas voir qu’elle n’est pas morte, elle. Mais tout comme Camille s’isole dans son chagrin et son obsession pour le jeune Franck, l’ami de son fils, Après lui se referme progressivement sur ce seul personnage.
C’est un choix cohérent, mais limité – encore une fois parce que la folie de Camille repose sur un artifice, l’obsession de rendre cinégénique un sentiment qui ne l’est pas : la douleur du manque. D’où ce glissement progressif du scénario vers un espace cinématographique beaucoup plus balisé, celui de la représentation de la folie obsessionnelle. L’objet du transfert affectif opéré par le personnage de Camille, Franck (incarné par Thomas Dumerchez, un jeune comédien de 19 ans qui s’acquitte honorablement d’un exercice assez casse-gueule), est malheureusement trop fantomatique pour rendre crédible sa relation avec Camille. Était-il amoureux de Mathieu, le meilleur ami disparu ? Se sert-il de Camille pour parvenir à ses fins ? Camille éprouve-t-elle une attirance physique – et par extension, quasi incestueuse, pour le jeune garçon ? Ce qui est assez dommage, finalement, c’est que l’on se fiche un peu d’obtenir des réponses à toutes ces questions. Quand Après lui se dirige vers sa fin immanquablement ouverte, les personnages ont cessé d’exister depuis longtemps pour n’être plus que de vagues silhouettes. Mais peut-être était-ce, là encore, le film que Gaël Morel voulait faire : celui de ceux qui restent, condamnés à n’être que les ombres de ce qu’ils ont été. C’est, de façon presque incompréhensible, la grande réussite de ce film, prêcher le faux de bout en bout et parvenir, par d’indicibles moments de grâce, à atteindre le vrai.