« Pour vous c’est du cinéma, pour eux c’est la réalité » énonce l’affiche d’Armadillo. Réversible au possible, l’accroche va déterminer tout l’enjeu d’un film qui suit l’immersion sur le front afghan d’un régiment danois. Extrêmement manipulateur, Armadillo augure une forme de documentaire, dont le rendu abstrait et concret, permet de s’interroger sur le rapport des soldats à la guerre, et du nôtre à ses images. Et si l’on parvient à dépasser les partis pris parfois mensongers de ce documenteur, il est intrigant d’affirmer ici que la fin peut en justifier les moyens.
Avant-poste
Armadillo ne retrace ni la genèse ni les événements qui ont conduit certains pays de la coalition internationale à envoyer leurs forces armées en Afghanistan. Armadillo use d’un riche matériau (six mois de reportage sur le front) pour mettre en scène la guerre, lui donner une forme poétisée qui, si l’on suit aveuglément l’accroche mensongère, chercherait à simuler un rendu vériste. En imposant une torsion à la réalité et en jouant de rapports détournés avec le monde qu’il encadre, le film de Janus Metz navigue en eaux troubles. Si l’on s’en tient à la morale de cinéma, ses travellings et plus généralement aux enjeux d’une esthétisation de la guerre, Armadillo est entièrement condamnable. Par le fait que l’on y trafique le sort des soldats pour les constituer en destin, par l’indécision constante qui fait de certains segments propres à cette immersion une opération de montage, Armadillo menace constamment d’être jugé comme un monstre de manipulation.
Tout le risque tient donc à ce que certains spectateurs se figurent que la réalité du front afghan est telle et qu’en jouant avec des natures d’images hétérogènes et des effets palliatifs, le film soit détourné à des fins douteuses et spectaculaires. Le jeu en trompe l’œil étant assez effrayant ici, il peut paraitre illusoire de vouloir réprimer la naïveté des futures réactions. Car même si la prévention semble nécessaire, la mise en garde restera totalement vaine. Dernier combat de la critique de cinéma, l’éducation par l’image, ses suspicions face à leur violence, ont sans doute pu instituer de vraies batailles mais aussi laisser s’échapper des réflexions parfois pertinentes. C’est en ce sens que le cinéma de Sam Peckinpah a pu être mal compris. C’est ce qu’Armadillo semble finalement travailler.
Si elle reste rivée à ce premier pallier, la critique fera d’Armadillo sa limite, son point de rupture. D’autres, tout aussi sceptiques, y verront les conditions d’une libération, un appel au dépassement. Une manière de ne pas s’arrêter à l’entreprise déjà condamnée de l’« immoralité » roublarde du sujet traité pour s’intéresser aux enjeux esthétiques d’un film qui, tel qu’il met à l’épreuve la fiction, pose d’intrigants enjeux d’image.
Il faut donc une part de défi pour affirmer que c’est dans son chahut et son dispositif de détournement que l’on trouve un moyen de dépasser l’ambiguïté morale d’Armadillo pour le considérer comme une expérience esthétique captivante. Une expérience de cinéma qui, par un dialogue avec les grands films de guerre (La Ligne rouge, Apocalypse Now) et une esthétique fondée sur des procédés originaux, fait de ce film une sorte d’essai où le sabotage des images appelle un véritable discours.
Abstraction
Là où les reportages de la guerre du Viêt-Nam, hantaient les télévisions américaines et terrorisaient les foyers, la guerre du Golfe a déréalisé la forme que peut prendre un conflit armé. La guerre technologique que représente celle de l’Afghanistan a rendu abstraite la nature du conflit. Le mystère annexé à une plongée dans l’inconnu et la rencontre avec l’Autre, en a comme été démultiplié. De même, l’arsenal technologique et les écrans derrière lesquelles une guerre peut s’opérer aujourd’hui à des kilomètres de l’ennemi, ont fait perdre au combat leur matérialité physique.
L’immersion mise en scène par Janus Metz tente d’explorer ces arcanes par une scénographie bien particulière. Fondé sur un mouvement qui va du retranchement des soldats dans leur base militaire à l’exploration d’un territoire hostile, Armadillo traite d’un conflit qui, par l’attente et la frustration de ne pas advenir, va finir par s’envenimer, se fantasmer. La pertinence du film tient donc à ce qu’il ose, par un point de vue centré et une stylisation tous azimuts, décrire un processus mental. Dépêchés dans un monde à la beauté trompeuse et enfermés entre les murs d’une base militaire, les soldats d’Armadillo sont montrés visionnant des films pornos et rejouant à la guerre. Le danger veut que ce qui macère dans l’esprit du soldat peut alors prendre le pas sur un contrôle de soi et les objectifs réels d’une telle mission. La musique atmosphérique et une obsédante boucle de pales d’hélicoptère vont se charger de décliner ces troubles et rendre ainsi compte d’une inquiétante forme de piétinement.
Mais la guerre ne peut et souffrirait d’être uniquement comprise par le seul prisme mental. Ce serait justifier et excuser les pires débordements que des siècles de guerre ont entraînés. Par l’immersion en présence des soldats et la distance qu’instituent des décrochages contemplatifs et les accents méditatifs de la musique, on voit comment le documentariste joue d’une hyper-présence (adrénaline, folie) qu’il cherche constamment à dépasser (traumas, disgrâce). La proximité parfois asphyxiante avec les soldats danois est ainsi constamment contrebalancée par des écarts esthétiques et une déréalisation du monde traversé. C’est ainsi qu’Armadillo peut être considéré comme une fiction ou un matériau dont la réalité parfois sur-jouée, n’est qu’un tremplin pour mettre en relation des images, les donner à penser.
Virtuel / Réel
La seconde partie d’Armadillo va jouer d’une mise en scène encore plus gonflée. En ligne avancée, comme un vrai reporter de guerre, le cadreur filme l’invisible ennemi, la rencontre avec les Afghans et l’étrange quiétude de l’atmosphère. Caméra à l’épaule et circonférence totale, le film va jouer de l’exploration de l’inconnu et nous placer dans la peau d’un soldat exposé au danger.
Avant cela, on aura été confronté à un raccord monstrueux. Une grenade virtuelle lancée par un gamer-soldat va se transformer sur le front en une véritable explosion. L’image, aussi manipulée soit-elle, restera la plus troublante du documentaire de Janus Metz. Car si la virtualité conserve l’intégrité du joueur, les images d’Armadillo ne laissent planer aucun doute sur l’exposition extrême du soldat face au chaos guerrier. Derrière la multiplication des images virtuelles et la déréalisation d’une guerre technologique, le combat armé reste une course vers la mort. Visible sera la plaie ouverte d’un soldat, palpable les cris des blessés, sordide, enfin, restera l’image de quatre corps décomposés que l’on exhibe comme un vulgaire trophée…
Conduite en travelling avant caméra au poing, l’exploration va autant tendre vers l’attente effroyable que la quête de combats, la violence qui la sous-tend. Immergé par un point de vue qui chute et vacille face aux tirs ennemis, le reporter enregistre ici une perte de repères et la paradoxale euphorie de côtoyer la mort. Le battement de la musique accélère et souligne cette pulsation terrible qui fait de nous, spectateurs, les témoins d’une réalité anxiogène et les agents d’une situation que l’on désire vivre au plus près.
Armadillo interroge ainsi constamment la place du spectateur en le mettant face à ses propres contradictions. Sa mise en scène ne doit plus être ici entendue comme un simple effet de manipulation mais une manière de nous placer, tôt au tard, dans une position d’inconfort et de réflexivité. À condition d’avoir conscience d’être ainsi malmené, on se rend compte que les effets de mise en scène problématisent et enrichissent ce qu’un reportage distant et sans doute plus éthiquement acceptable ne pourra jamais saisir.
C’est donc par la symbiose d’une immersion totale et la transfiguration poétique de cette réalité, que l’expérience de la guerre nous est livrée sous ses deux polarités − physique et mentale. Étrange phénomène alors et saut qualitatif important : même si le conflit afghan demeure celui d’une guerre moderne et datée, ce que travestit Armadillo de la réalité, permet de dépasser largement ce cadre.
Retour du même
Miroir d’un conflit, parabole de toutes les guerres, Armadillo libère, par son rythme tension-contemplation, une sorte de courant métaphysique. Baignant dans une musique qui rappelle la partition de Hans Zimmer pour La Ligne rouge, ses accents graves dessinent le poids d’un sombre destin et la réitération sans fin d’une barbarie. Son leitmotiv conduit à esquisser une ligne méditative et donner à éprouver le fait troublant, universel, mais précipité ici, d’être confronté à sa propre mortalité.
Armadillo révèle des comportements, ouvre des plaies que rien n’efface, encore moins les éléments d’un cosmos qui, éternellement, nargue les hommes. De l’excitation du front au repli traumatique, la guerre continue de perpétuer une tragédie dont le mal endémique circule dans les veines, empoisonne les esprits. La puissance d’Armadillo est de concrétiser ce processus indicible et de s’offrir ainsi comme une fascinante expérience de guerre, bien au-delà des enjeux géopolitique et d’une ambiguïté morale, sans doute pas franchement assumée mais très justement questionnée.