On ne contestera pas ici le choix, par une star, de passer derrière la caméra pour s’attaquer à un Grand Sujet : par le passé, quelques films estimables (à défaut d’être toujours inoubliables) ont pu voir le jour parce que tel ou tel acteur connu s’était piqué d’une noble cause, ou s’était senti investi d’un devoir de mémoire ou de dénonciation. On pouvait cependant entretenir quelques doutes légitimes quant à la capacité d’Angelina Jolie à dresser un tableau juste et rigoureux de la guerre civile de Bosnie-Herzégovine. Des doutes qui s’avèrent malheureusement fondés à la vision d’Au pays du sang et du miel : même si ce premier film ne se résume pas à un simple caprice de star, il n’échappe pas aux travers des films-témoignages et reste marqué par les schémas manichéens du spectacle hollywoodien.
Une jeune artiste peintre bosniaque retrouve son petit ami du moment dans une boîte de nuit. Un attentat à la bombe interrompt leur flirt en semant le chaos et la mort autour d’eux. Quelques années plus tard, Ajla retrouve Danijel, mais entre-temps la guerre a éclaté pour de bon. Elle, musulmane, est ainsi prisonnière d’un camp que lui, capitaine de l’armée serbe, dirige. Alors que ses codétenues sont systématiquement violées par les soldats serbes, Ajla est prise sous la protection de Danijel, qui est toujours amoureux d’elle.
Difficile de parler d’un tel film sans poser la question de sa légitimité. En quoi Angelina Jolie, richissime Américaine, est-elle qualifiée pour raconter un conflit complexe qui a ensanglanté pendant plus de trois années un pays qui n’est pas le sien et dont le souvenir continue de charrier tant de rancœurs et de traumatismes ? Certes, l’icône planétaire est connue pour ses engagements humanitaires et son statut « d’Ambassadrice de bonne volonté » du Haut Commissariat des Nations-Unies, mais elle ne représente pas pour autant un symbole de courage et d’acuité politiques.
Il faut toutefois reconnaître que l’actrice de Lara Croft n’a pas choisi la voie de la facilité avec son premier film en tant que réalisatrice. Peut-être pour désamorcer les prévisibles reproches – ou peut-être portée par une réelle conviction artistique –, elle a aligné les gages d’authenticité, au risque de se couper d’une partie du public : sans têtes d’affiche connues, sans happy end et comportant des scènes et des situations très dures, Au pays du sang et du miel semble, à première vue, se démarquer des tics des productions hollywoodiennes. D’autant qu’il fait le choix, estimable, de respecter la langue bosniaque (même si une version en anglais est également sortie aux États-Unis).
Mieux : au niveau strictement formel, Au pays du sang et du miel n’a rien de honteux. Angelina Jolie, parce qu’elle a su bien s’entourer ou parce qu’elle s’est découvert un réel talent de réalisatrice, signe un film qui tient étonnamment bien la route. Peut-être un peu trop long, peut-être un peu empesé par son statut de film-dossier, mais sobre et tenu. Les choix de mise en scène sont souvent judicieux, comme dans les scènes de viol ou d’humiliation où la caméra est toujours placée à la juste distance, et où le bon contrechamp permet d’épouser le point de vue des victimes ou des témoins impuissants. Enfin, les comédiens sont bien dirigés, et le fait qu’ils soient pratiquement inconnus dans nos contrées aide à l’identification et contribue à l’impact du film.
Est-ce à dire qu’Au pays du sang et du miel constitue une réussite irréprochable ? Malheureusement non, car le film d’Angelina Jolie n’est pas exempt de maladresses, dont deux notamment nous semblent inexcusables. D’abord, l’absence de contextualisation. Quand une information factuelle est donnée, elle est sujette à caution – comme ce panneau introductif qui présente de manière singulièrement naïve la Bosnie-Herzégovine comme un pays où « tous vivaient harmonieusement » jusqu’à l’éclatement de la guerre. Le film ne souffrirait pas du flou dans lequel il se maintient s’il ne se fantasmait pas comme exhaustif : se déroulant pendant toute la durée de la guerre, il en compile tous les aspects les plus tragiques (les évacuations forcées, les camps de femmes violées, l’épuration ethnique, les villes assiégées par les snipers, etc.) Dès lors, l’absence de point de vue sur les atermoiements du camp occidental est d’autant plus frappante. Par ailleurs, en ne montrant quasiment que les exactions serbes, quand bien même le scénario (écrit par Jolie) accorde à certains des soldats un semblant d’humanité, il prête le flanc à la critique tant il fait l’impasse sur les souffrances du peuple bosno-serbe pendant cette guerre. Dans Au pays du sang et du miel, la figure du Serbe évoque un peu trop celle du Nazi telle qu’elle a notamment été façonnée par cinquante ans de cinéma hollywoodien.
Ensuite et surtout, l’ambiguïté de la relation entre Alja et Danijel, qui constitue le cœur du film, pose un réel problème. Si elle ne s’aventure jamais, et c’est heureux, sur la piste de l’attirance sado-maso entre une prisonnière et son geôlier (du type Portier de nuit), la mise en scène insiste un peu trop sur le caractère érotique de leur liaison forcée. Les plans où ils s’étreignent jurent très fâcheusement (par leur… joliesse) avec les scènes de viols qui parsèment le film. Enfin, le suspense que fait planer Jolie sur la nature des sentiments qu’entretient Alja vis-à-vis de Danijel (l’aime-t-elle ou ne fait-elle mine de l’aimer que pour augmenter ses chances de survie ?) n’est pas de très bon goût. Filmer une histoire d’amour dans un camp de femmes violées relève-t-il d’une volonté d’atténuer l’horreur de ce qui est raconté, ou d’un simple réflexe hollywoodien ? Dans les deux cas, l’angle d’attaque paraît passablement déplacé.