De septembre 2006 à mai 2007, Luc Leclerc du Sablon décide de prendre la route pour recueillir la parole des Français, alors que le pays doit choisir son nouveau président. Il renoue avec des personnes rencontrées lors de tournages précédents et découvre aussi de nouveaux visages et de nouvelles personnalités, laissant chacun s’exprimer sur l’état du pays et du monde. Avec délicatesse et attention, le documentariste compose le portrait poétique d’une population hétéroclite dont l’intelligence éclate à chaque plan.
Au prochain printemps est un chant d’amour aux citoyens ordinaires : ceux dont les projets, les envies et les désirs sont si souvent réduits en cases marketing, en cibles de communication, en statistiques désincarnées et anonymes, ceux dont la capacité d’analyse semble souvent minimisée, quand elle n’est pas ignorée. Ici, chaque visage a une histoire : qu’il s’agisse d’un hôtelier, d’un instituteur, d’un retraité, d’un agent SNCF, des membres d’une coopérative d’artisans, d’une syndicaliste en proie en doute, du poissonnier du village confronté à la concurrence d’un hypermarché, d’un titulaire de doctorat devenu épicier, d’un immigré algérien vendant des produits « Made in China »… Mais surtout, tous sont confrontés à leurs propres contradictions, à la difficulté de définir leur place en tant que citoyens et acteurs économiques dans l’ère de la mondialisation. Luc Leclerc du Sablon montre des gens « simples » dans leur façon de penser leur rapport à la politique et l’intérêt de leur propre opinion. Pour autant, ces individus ne sont pas des gens si « ordinaires ». Leur propos dévoile par touches la complexité de leur parcours personnel et professionnel, tout autant que leur gêne et leurs gestes peuvent le faire. Ils s’interrogent en voix haute, cherchent des solutions, réfléchissent à des modèles économiques alternatifs. La parole se développe doucement, au fil de rencontres, tantôt préparées, tantôt fortuites, pour élaborer le puzzle d’une France plurielle sur le mode des cadavres exquis.
Le développement d’une parole politique passe par la démonstration de la poésie des corps et des lieux. La composition et la durée des plans transforment un champ, un rond-point, une place de village, un parking en espaces de langueur, d’incertitude, de respiration. La diversité des paysages, dans leur simplicité et parfois leur décrépitude, devient poétique à travers l’œil du documentariste, qui prend le temps de les filmer dans leur inertie ou leur agitation, de montrer leur cohérence comme leur ambivalence. Ainsi, au milieu d’un champ, la nature verdoyante est perturbée par un immense panneau publicitaire indiquant le prix imbattable de la viande d’un hypermarché discount. Le plan large et fixe s’étire en durée pour mieux passer de l’ironie à la contrition.
Au prochain printemps est un film généreux, où la voix de chacun est respectée avant qu’elle ne s’exprime dans une urne, dont elle ne semble rien attendre. L’élection imminente reste de l’ordre du hors-champ, n’apparaissant concrètement à l’image qu’à deux moments, pour ouvrir et clore le film, dans les postes de télévision des personnes filmées. À chaque rencontre, la caméra tourne longtemps, sans craindre le silence. Le temps de la réflexion, de la recherche du mot juste, parfois du bon mot, exprime tantôt la lassitude, tantôt la colère, mais aussi les attentes et les espoirs de citoyens. C’est l’esprit civique qui se manifeste dans l’intimité des maisons et sur les lieux de travail, entre deux gestes quotidiens, maintes fois répétés, comme une litanie perpétuelle. Que l’on compte sa caisse, que l’on pétrisse de la pâte, que l’on coupe du bois, que l’on prépare le déjeuner familial, la réflexion n’est pas moins dense que dans cette librairie engloutie sous les ouvrages à classer. Luc Leclerc du Sablon montre que les facultés intellectuelles ne sont pas concentrées dans une sphère parisienne, sans pour autant présenter tous les Français comme un peuple d’érudits. Selon leurs capacités d’analyse variables, les sujets filmés construisent les uns après les autres, avec leurs propres mots, la nécessité de rester alertes face aux choix politiques et aux questions économiques dont ils sont témoins, même si certains disent leur sentiment de perdition ou d’essoufflement face à l’immensité et la complexité de ces enjeux. Et, peu à peu, le sens surgit de la langueur du film : l’expression d’une fatigue généralisée. Un quinquennat après son tournage, le film prend une valeur singulière, de l’ordre du recueillement, pour nous interroger sur les cinq années écoulées depuis le tournage de ce grand patchwork d’idées.