Troisième long-métrage d’Alain Gomis après L’Afrance (2001) et Andalucia (2007), Aujourd’hui poursuit l’œuvre poétique et réflexive d’un cinéaste inspiré. En filigrane, on retrouve les idées chères au réalisateur franco-sénégalais : les affres de la migration, la langueur du nomadisme, la permanence de l’exil. Magnifique interrogation ouverte sur l’identité, Aujourd’hui mérite tous les égards. Et quand la gravité se drape de rêve pour dire la place de la mort dans la vie, le cinéma devient un instrument magique.
Satché est d’ici et d’ailleurs, rentré au Sénégal après avoir étudié aux États-Unis. Un matin, l’homme voit sa famille réunie à la sortie de sa chambre et nous la découvrons avec lui en caméra subjective. Les siens lui annoncent qu’il « a été choisi » : il va mourir le soir même. D’emblée, le spectateur est emporté dans le tourbillon introspectif d’une journée peu ordinaire. Proches et amis commentent la nouvelle et dévoilent leurs dernières pensées au futur défunt. Dès lors, le visage du condamné habitera le cadre et son regard organisera la représentation. Son interprète, Saul Williams, l’homme des mots, de la musique et du slam, restera mutique pour rendre sensible l’importance d’un ultime rapport sensoriel au monde. Malgré le pragmatisme d’un monde moderne où les superstitions s ‘étiolent, Satché doit renouer avec ses sensations et ses souvenirs. Comme dans les précédents films de Gomis, un homme solitaire et désœuvré est donc au centre du récit. Après El Hadj, étudiant sénégalais partagé entre deux pays dans L’Afrance, et Yacine, paumé rêveur d’Andalucia, Satché doit en passer par une certaine errance pour comprendre son existence et trouver son propre sens (propre comme figuré).
Dans les rues de Dakar, le parcours du mourant, accompagné par la présence bienveillante d’un ami fidèle, constitue avant tout un parcours vers lui-même, comme dans tant d’autres contes occidentaux ou orientaux. Au-delà de son ancrage sénégalais, le récit transcende les frontières et les cultures pour tendre à l’universel du conte. Le jeune Sénégalais revit les temps forts de sa vie en un temps limité, comme Monsieur Scrooge chez Dickens (Un chant de Noël) ou George chez Capra (La vie est belle). Mais l’issue de son parcours en fait toute la valeur narrative. Voyage métaphysique, Aujourd’hui rappelle avec douceur la fragilité de la vie, mais ne le fait pas avec une émotion contrite. Au contraire, la dernière journée de Satché contient autant de moments joyeux que de soupirs mélancoliques et de règlements de compte. Pour transcrire l’étrangeté de cette errance mémorielle, la mise en scène est pensée selon un mode chorégraphique. Si ce parti-pris s’étend sur l’ensemble du film, il est plus sensible dans certaines scènes, comme la confrontation intense de Satché avec son premier amour (Aïssa Maïga). L’équilibre des plans et de leur rythme participe à la dimension expressionniste de ce film. La présence et le mouvement des corps prime sur la voix, les sons se font musique, la lumière et les couleurs éclatent pour contrebalancer la noirceur du sujet.
Pour parler de la mort, sujet fort et en même temps très commun, Alain Gomis applique une façon généreuse et simple de penser le geste cinématographique : « Faire du cinéma pour moi, c’est être ensemble, à l’endroit même de notre solitude, trouver nos intimités partagées, nos méconnaissances et doutes profonds. » Son film énonce des évidences sur des peurs collectives, mais il le fait en travaillant une forme filmique sensorielle, écartant la suprématie du dialogue dans la construction de sens pour lui préférer une écriture purement audiovisuelle et revenir ainsi à l’essence spécifique du cinéma, trop souvent oubliée. Le spectateur est donc convié à se détacher du texte et à se libérer d’une quête immédiate de sens pour mieux contempler l’écrit audiovisuel dans tous ses résonances sensibles. Montrer et ne tout pas dire, laisser voir et ne pas tout expliquer. Voilà le principe de base d’une œuvre intelligente, bercée entre comédie et drame.
Les croyances ancestrales (l’idée qu’un mort puisse connaître son heure un jour à l’avance) se mêlent aussi aux questions politiques et sociales dans un film qui cristallise ainsi les deux lignes de force du cinéma africain. En effet, Alain Gomis insère des images des manifestations de 2011 contre la vie chère, montre la colère des militants de « Y en a marre », les affrontements avec la police et la fatigue de citoyens aux conditions de vie de plus en plus précaires. Toutes les tensions annonciatrices des récentes émeutes, liées aux élections présidentielles, habitent le film pour lui donner une gravité et une nervosité latentes, au-delà du destin fatal mais serein de Satché. Mais Aujourd’hui intègre ces images conjoncturelles pour mieux les déborder par son rythme poétique et chorégraphique, la caméra toujours lovée autour du sourire de son héros tragique. Le cinéma d’Alain Gomis garde ainsi sa profondeur réflexive, conscient mais libre d’un contexte social qui le cantonnerait à une lecture contextuelle. Dans la filiation du cinéma à la fois fantaisiste et social de Djibril Diop Mambéty, Aujourd’hui interroge notre rapport au monde et aux autres, ici et maintenant, sous couvert d’un conte philosophique d’une grâce infinie.