Rappelez-vous le temps où Tim Burton n’était pas bankable, où il n’était que le réalisateur, peu connu en France, d’une aventure cinématographique de Pee Wee Herman, où, d’un coup de maître, il a réussi à susciter les espoirs autant du public et de la critique. Avant de voir exploser sa célébrité avec Batman, Burton signait sous le patronage de la firme rusée Geffen un pur film d’horreur maquillé en comédie familiale, où la poésie macabre et désabusée de l’auteur du Petit Enfant huître transparaissait déjà sous le délire pur.
Dès le début de sa carrière, Tim Burton est estampillé Disney. Ses courts métrages Vincent et Frankenweenie sont produits sous l’égide de la firme aux grandes oreilles. Son premier long métrage, Pee Wee, se révélera un mauvais souvenir, extension des combats que le jeune réalisateur avait déjà dû mener pour faire accepter ses courts dans la forme qu’il avait imaginée pour eux. Beetlejuice commence sous les mêmes auspices. Burton tente de proposer un premier jet de scénario bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui : le fantôme malveillant et rigolard Beetlejuice y prend l’apparence d’un démon cauchemardesque et homicide, Lydia n’est que la grande sœur (menacée de viol par le démon) d’une petite fille capable de voir les morts. Le projet est bien vite enterré. Il ne reste à Burton qu’à se conformer aux desiderata des studios mais pas sans, comme on le verra plus tard, un brin de subversion.
En 1988, cela fait trois ans que Burton a sorti Pee Wee lorsque Beetlejuice voit le jour : rien ne présage de l’importance future du réalisateur. Le coup de génie, rétrospectivement, de Burton, est d’avoir su capter l’esprit d’une époque. Beetlejuice est ainsi le prolongement de la pop culture des années 1980’s : le public d’E.T., de Big, des Goonies et de Willow accueille avec bienveillance un film en apparence proche de l’esprit inoffensif de ces productions. Mais l’aptitude de Burton à instiller son univers si personnel par les interstices de la comédie pop-fantastique du début de Beetlejuice pour finir par prendre totalement le contrôle de son œuvre sur la seconde partie permet de présenter cet univers à un public peu préparé, et qui, contre toute attente, fit un triomphe à ce délire gothico-morbide.
En un film, Burton devient une icône pop, une icône cinématographique qui fait dès ce moment figure de contrat tacite : le public comme la critique a donné sa chance au jeune réalisateur, il faudra qu’il se montre à la hauteur des espérances des uns et des autres. Des années après, force est de constater que le Burton du public n’est pas celui de la profession : tandis que Batman reçoit une accueil public hallucinant d’intensité (on se rappelle les campements de spectateurs de la première américaine, parfois deux semaines avant les séances), les professionnels de la profession préféreront souvent la douceur d’Edward aux mains d’argent… De cette navrante dichotomie, Burton souffrira dans le futur : voir pour s’en convaincre les boursouflés Charlie et la chocolaterie, Big Fish ou Sleepy Hollow, où le jugement tombe souvent — il s’agit de Burton « essayant de faire du Burton ». On connaît les cas d’acteurs prisonniers de leurs personnages — surtout dans le fantastique : Bela Lugosi, resté Dracula jusqu’à sa mort (et qui sait, peut-être même après), Karloff en Frankenstein, Robert Englund en Freddy Krueger… Burton s’avère donc être un cas rare de cinéaste prisonnier d’une image — l’image qu’il a créée avec Beetlejuice.
Le film demeure, avec le recul, un exemple parfait et très malin du discours burtonien, qui oppose toujours la norme oppressante et l’individualité oppressée. Narrativement, bien sûr — nous y reviendrons — mais également formellement. Beetlejuice est l’opposition entre deux films : la comédie familiale gentiment sombre désirée par les distributeurs, et le conte horrible et vachard proposé par Burton au début. Ce conte est toujours bien présent, atténué, mais jetant sur le reste du film son ombre de croque-mitaine. Beetlejuice, l’infâme fantôme meurtrier, grossier et libidineux qui donne son titre au film, n’apparait en tout en pour tout que 17 minutes sur un film d’une heure et demie. Cependant, sa présence se fait sentir. La première séquence le mettant en scène intervient au tout début du film : il n’est, pour le moment, qu’une main lilliputienne livide attrapant à coup de barre sucrée « Zagnut » une mouche, avant de dévorer l’insecte, qui pour le coup a droit à une ligne de dialogue. La question intervient donc dès le départ : quelle est donc cette étrange créature moucheophage ? Le couple Maitland, les récemment décédés, la fonctionnaire post-mortem et l’héroïne Lydia ne font pour ainsi dire que vivre dans l’ombre du monstre, sans presque que son caractère malveillant n’ait été démontré.
Burton serait-il en train de se moquer de ses patrons ? Beetlejuice serait-il un film sur l’ombre terrible de son film d’horreur, à peine considéré et déjà honni, craint par tous par principe ? Car il semble évident que la préférence narrative de Burton va à son personnage : il laisse un inattendu Michael Keaton cabotiner comme rarement (un rôle que l’acteur lui-même déclare être la meilleure expérience de sa carrière), place dans la bouche de la créature des horreurs assez réjouissantes… Burton n’avait pas grand-chose à craindre : la sortie du film avait été accompagnée d’une ligne de produits dérivés à faire pâlir le conseiller merchandising de Star Wars : on devait le voir à l’écran — alors autant s’en donner à cœur joie. La conclusion du film, d’ailleurs, est plutôt en faveur de notre anti-héros : confronté à la puissance sans commune mesure de Beetlejuice, Geena Davis ne pourra se débarrasser de lui que par l’ultraviolence, la destruction — c’est-à-dire retourner contre lui les armes du monstre, qu’eux mêmes ne s’étaient jamais, demeurant humains, autorisés à utiliser.
Mais plus encore que sa créature, Burton soutient, en filigrane, ce qui deviendra son habituel discours d’opposition réel-imaginaire. Ici, cependant, la poésie tendre et macabre n’est pas aussi ostensible que dans la suite de sa carrière. Dans les faits, Burton oppose radicalement l’inhumanité suffisante, imbécile et méprisante de yuppies new-yorkais s’invitant chez les Maitland sans façon à la sur-sensibilité de l’adolescente morbide Lydia, et au mode de vie à la limite de la mièvrerie des authentiques campagnards. Tenanciers d’un magasin d’outillage, ils laissent ouvert pendant leur absence, comptant sur l’honnêteté des consommateurs, se font des cadeaux glamours comme du vernis à bois et du papier-peint, et pour finir meurent en voulant éviter d’écraser un chien. Tout cela est un brin simplet — mais Burton n’est pas un imbécile. La réelle opposition, il la place entre le matérialisme forcené des urbains des années 1980 — encore un clin d’œil à ses consuméristes commanditaires ? — et une forme délicate de spiritualité.
Il en va de Beetlejuice comme de son parent plus fragile, plus gracile : L’Aventure de Mme Muir — ses protagonistes ne trouvent leur bonheur que dans la mort. Les Maitland sont délivrés par la mort des contingences matérielles — mais leur condition leur permet surtout de réaliser un vœu, celui d’avoir une enfant, qu’ils retrouvent dans Lydia (qui, elle, ne s’épanouit réellement qu’au contact des fantômes). Non content de rouler ses censeurs dans la farine avec le personnage de Beetlejuice, Burton livre donc un film aux apparences passablement inoffensives, mais qui apparente l’espoir et la mort — une valeur rarement défendue. Subversif, intelligemment conçu, tout en demeurant un sommet de baroque délirant, Beetlejuice est donc une œuvre à ranger aux côtés des plus subtils des films de Burton — une catégorie aujourd’hui passablement tombée en déshérence, hélas.