Nous avions découvert Béhémoth de Zhao Liang à la dernière édition de la Mostra et avions été séduits par sa proposition formelle et engagée. Sa diffusion sur Arte est une belle nouvelle, comme l’édition DVD à venir, même si une diffusion en salles aurait été bienvenue.
Béhémoth se trouve à la croisée du Leviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, documentaire d’une sidérante poésie visuelle et sonore à propos de la vie sur un chalutier de pêche en pleine mer, et du Leviathan (2014) d’Andreï Zviaguintsev exploitant la veine politico-sociale de la figure de la bête biblique du Livre de Job appliquée à la Russie contemporaine. En effet, le documentaire du réalisateur chinois place dès son seuil le film sous les auspices de la référence à cette autre bête biblique qu’est Béhémoth, à côté du Léviathan : « Dieu créa la bête Béhémoth le cinquième jour. C’était le plus énorme monstre que la terre ait porté sur Terre. Un millier de montagnes l’ont nourri. » La phrase du carton articule ainsi le monstre par excellence qu’est Béhémoth créé le cinquième jour de la Création à sa caractéristique hyperbolique de Bête plurielle (selon l’étymologie du terme), de Bête en excès, de Bête par excellence, Bête des bêtes, et à une dimension géographique : il se nourrit des montagnes.
C’est là tout le programme du film : articuler la figure mythique au traitement d’une question géo-politique, celle d’un engloutissement du paysage asiatique, de sa détérioration dramatique, que ce soit à travers les mines de charbon, les ferronneries, ou la construction de villes-fantômes, Zhao Liang poursuivant la dénonciation du modèle chinois à laquelle il s’attelait dans ses derniers films. Là où Béhémoth est une proposition formelle documentaire impressionnante, c’est que l’engagement politique du réalisateur – lequel a tourné en partie sans autorisations – s’exprime par des voies esthétiques et poétiques idoines, au service d’une dénonciation écologique d’ampleur.
« À travers la terre brisée »
Béhémoth s’ouvre sur un plan fixe donnant à voir l’antre de la terre, ses courbes, puis trois déflagrations mettent le film à feu. Puis, c’est un gros plan au ralenti de matière éclatée, atomisée, présentant littéralement une image en éclats. Succède un premier carton avec le titre du film en calligraphie chinoise, figurant la complexité, la sinuosité, et la pluralité du nom Béhémoth, et le second carton que nous avons mentionné. Enfin ce sont trois plans d’un homme à terre recroquevillé. Tout le programme formel du film est donné : la question de l’image articulée à la figure de la bête, la place de l’homme dans le paysage dont il reste un corps nu et une voix qui s’attache à narrer.
Le régime général de l’image est soumis à la figure de Béhémoth et à ses rimes plastiques (ainsi, un gros plan de cordage qui évoque nettement une portion de la calligraphie initiale), à la sinuosité que ce soit dans les mouvements des machines béhémothesques dans le plan, ou les coulées de fer chaud s’épanchant dans les trouées du sol. Zhao Liang inscrit un serpent, avatar de Béhémoth qui évoque le dragon, précisément au milieu du film en gros plan, traversant le cadre en oblique, et résumant le projet du film : il commence à pénétrer le cadre à droite, puis se fige, avant de se remettre en mouvement. Le cadre est donc à proprement parlé séparé, (dé)coupé par l’animal, brisant l’image, et oscille entre figement et mouvement.
L’ensemble du film travaille cette brisure de l’image, pour constituer un parcours à travers une terre brisée que ce soit naturellement (le paysage est séparé entre un espace coloré et un espace noirci par exemple dans le cadre) ou artificiellement (des effets découpent et démultiplient des portions d’image, déformant l’image, créant une perspective brisée au moyen d’un prisme triangulaire placé devant l’objectif de la caméra). Zhao Liang nous plonge au cœur des entrailles de la terre, à l’image d’un plan magistral de plongée abyssale qui n’en finit pas de descendre. Ces entrailles sont brisées et monstrueuses car elles sont le fait d’une exploitation inconsidérée par l’homme.
Tout le régime de couleurs du film se fait le relais de cette brisure par la séparation entre les couleurs éclatantes et le gris terne (au gré des plans, mais aussi en leur cœur même), travaillant l’analogie entre le Paradis et l’Enfer. C’est que Béhémoth constitue une sorte de « Divine Comédie », à laquelle il est fait référence, et dont le narrateur reprend aussi les caractéristiques de la voix dantesque. Ici, la comédie n’a pas tellement lieu d’être alors qu’elle n’est pas absente du Livre de Job dont le récit en forme de U s’achève par un happy end : on ne rit pas il faut bien le dire. C’est avant tout une tragédie, un drame géo-social, celui des conditions inhumaines de travail des ouvriers en Mongolie, exploitant physiquement les travailleurs jusqu’à endommager de façon dramatique et irrémédiable leur santé (les gros plans sur les visages abîmés et le grain de la peau sont proprement magnifiques), celui de la défiguration des paysages par une exploitation inconsidérée des ressources du sol, celui de la construction de villes-fantômes aseptisées dont l’homme vivant est absent.
Quel réconfort de l’or scintillant ?
C’est à une prise de conscience qu’invite Zhao Liang avec les ressources formelles et esthétiques du cinéma : « nous sommes ce monstre » est-il énoncé à un moment du film. Béhémoth désigne des forces de destruction de l’humanité en l’homme et dans son environnement, et l’image d’une plante verte arrosée, puis transportée, est celle là même de ce qu’il nous faut inversement retrouver et entretenir.
Malgré l’impressionnant dispositif formel auquel a recours Zhao Liang dans ce film-programme qui peut parfois pécher par un didactisme appuyé, une poésie surlignée narrée par une voix off, une sur-esthétisation, le réalisateur semble paradoxalement sceptique sur les propriétés esthétiques servant à réconforter, à l’image de cette phrase du film, qui en signe aussi sa mélancolie : « Tout l’or scintillant sous la lune n’a jamais apporté à l’humanité usée par le travail un moment de réconfort. » Or, la déflagration esthétique dont témoigne son documentaire en 4K à la richesse plastique et visuelle, à l’inventivité des raccords qui servent une montée en puissance générale, en demeure cependant la plus belle preuve. Le film de Zhao Liang sur certaines problématiques actuelles touchant l’Asie, mais aussi le monde, témoigne d’une mélancolique poésie dont le réalisateur prend à sa charge cette phrase du narrateur : « je pleure sur la terre brisée ».