Confrontée à une urbanisation folle, Pékin, en tant que mégalopole, fait face à de nombreux défis : cycle perpétuel de destruction / reconstruction, spéculation immobilière, corruption, division sociale de l’espace… Ce « rêve chinois » tant vanté, qui attire investisseurs et travailleurs, fascine autant qu’il interroge, et offre aux cinéastes un matériau dynamique : Ning Ying, Wang Xiaoshuai, Stanley Kwan, autant de regards particuliers contrecarrant des discours produits par le pouvoir. Né à Pékin, diplômé de l’Institut international de l’image et du son (Élancourt), Pengfei débute comme premier assistant-réalisateur de Tsai Ming-liang. Taïwanais d’origine malaisienne, ce dernier a toujours porté un regard pessimiste sur les mutations de l’Asie du sud-est. Ce thème de la solitude urbaine, doublé d’un rapport conflictuel à la Chine, sera réinvesti par Pengfei : en 2011, de retour après sept ans d’absence, il commence à écrire Beijing Stories, abasourdi par les mutations de sa ville natale. Un travail d’écriture et de réalisation qui s’étalera sur quatre ans, et sera récompensé par un prix à la Mostra de Venise.
Le film de Pengfei a donc pour cadre Pékin et ses alentours, où quartiers et villages sont détruits puis reconstruits à un rythme frénétique. Yun, hôtesse de bar, économise pour payer ses études, tandis que Yong Le récupère de vieux meubles abandonnés pour les revendre et envoyer de l’argent à sa famille : tous deux sont étrangers à Pékin. Surtout, ils vivent sous terre, dans des pièces de fortune, et sont voisins sans le savoir. Un accident, qui rendra Yong Le aveugle, permettra aux deux beipiao de faire connaissance, sensuellement. En parallèle, nous suivons le quotidien de Jin et de sa femme, en pleine procédure d’expropriation, et qui cherchent à revendre leur terrain au meilleur prix. Ces trajectoires de vie, qui expriment toutes une volonté d’échapper à la misère sociale, donnent de l’épaisseur et de la réalité aux formules creuses inventées par les agences de communication : « Achetez-vous un plus bel avenir », « Investissez dans le futur »… Des messages publicitaires qui rappellent les slogans dynamiques et impératifs du maoïsme triomphant, mais qui sont mis en balance avec un prolétariat aux possibilités d’émancipation proches de zéro.
Ceux du dessous, ceux du dessus
Pékin est riche d’un peu plus de 21 millions d’habitants, dont 8 millions d’immigrés des provinces chinoises. Beijing Stories ne s’attarde pas tellement sur le processus d’urbanisation galopante, qui est plus une toile de fond et un environnement sonore qu’un véritable sujet filmé. C’est plutôt le phénomène des sous-sols, méconnu en Occident, qui est traité par Pengfei : en 1969, du fait de la crainte d’une attaque nucléaire, le président Mao ordonna la construction d’un réseau de villes souterraines. Plus de 200 000 personnes y vivent toujours : les conditions de vie y sont affligeantes. Les Pékinois eux-mêmes n’en ont pas vraiment conscience : dans un entretien avec Pengfei, celui-ci explique que c’est par l’intermédiaire de ses amis artistes qu’il a découvert « un autre monde, un monde souterrain ».
Mais si la bulle immobilière pousse bon nombre d’immigrés à squatter les entrailles de la terre, le système capitaliste chinois oblige aussi les travailleurs locaux à quitter leurs foyers familiaux pour cause de spéculation et d’expropriation. Les familles relogées peuvent devenir riches, du fait de la revente de leur terrain. Seulement, sans un bon réseau, elles sont le plus souvent la proie d’un chantage financier et affectif scandaleux. Là encore, il s’avère difficile d’être libre dans un monde où la détermination sociale broie toute possibilité d’autonomie. Que l’on soit de l’ancienne ou de la nouvelle génération, fidèle ou non aux principes de la « République populaire », fougueux ou résigné, c’est le marché qui dicte sa loi. Pengfei ne met donc pas en opposition, mais en regard, des trajectoires tout à la fois générationnelles et économiques.
Une Chine pourtant vivante
Surface et sous-sol sont en circulation, et communiquent plus qu’on ne pourrait le penser. Yun et Yong Le s’habillent et se comportent comme tout jeune adulte de la classe moyenne ascendante. Ils fréquentent les mêmes lieux, ont les mêmes ambitions, la même apparence. Mais l’inscription de cette jeunesse dans la vie sociale et urbaine est trop rapidement évoquée, alors qu’elle est le signe d’un brouillage des rapports de classe. Car au fond, si plus rien ne différencie les différentes classes sociales, même d’une manière superficielle, comment pourront-ils se « reconnaître », afin de partager et d’échanger sur leur condition et, surtout, sur leur ressenti ? Beijing Stories pèche finalement par son contenu : on ne sait pas vraiment ce que sont les personnages. Trop superficiels, ils ne formulent aucun point de vue sur rien, et restent la plupart du temps apathiques. À sa décharge, Pengfei a mis beaucoup de son histoire personnelle et familiale dans son film, étant donné que ses parents ont souffert des problèmes de relogement. Mais le résultat aurait gagné à plus de travail scénaristique : au lieu de perdre du temps à évoquer deux êtres qui ne se découvrent qu’à la faveur d’un accident, thème relativement classique, le spectateur aurait pu réellement découvrir ce qu’est la vie sociale « sous Pékin ». Les scènes faisant se rapprocher Yun et Yong Le sont très pénibles à suivre, alors que les rares scènes de fête ou de réjouissances collectives sont excellentes. Or, il y a tout un monde social qui s’exprime et s’amuse dans les bas-fonds.
Par le biais de personnages représentatifs d’une société chinoise écrasée par la spéculation, Pengfei propose un premier film aux accents mélancoliques. Porté par des acteurs pourtant convaincants, Beijing Stories tombe parfois dans l’hermétisme, et l’on aimerait que l’histoire se laisse aller à moins d’ennui, à plus d’humanité. Posant un regard amer sur la société chinoise d’aujourd’hui, ce jeune réalisateur ne nous berce pas d’illusions : dans la guerre économique mondiale, la Chine, comme tout État, accepte de laisser une partie de sa population sans perspective. Même des échappatoires comme l’amour ou le plaisir charnel semblent conditionnés par les lois économiques. Si quelques défauts ternissent l’ensemble, Beijing Stories n’en reste pas moins marquant, notamment dans ce qu’il révèle du prix à payer pour être compétitif.