Après Le Challat de Tunis (2014), la réalisatrice tunisienne Kaouther ben Hania – qui alterne documentaires et fictions – réapparaît aujourd’hui sur les écrans français avec son deuxième long métrage de fiction, La Belle et la Meute. Haletant et percutant, le film, inspiré de faits réels, s’alourdit progressivement d’une volonté démonstrative que la mise en scène, souvent un peu trop appuyée, rend encore plus rébarbative.
À l’origine se trouve un fait divers, ayant fait grand bruit en Tunisie, que la victime a relaté dans un livre-témoignage au titre frappant : Coupable d’avoir été violée. Librement adapté du livre, le scénario relate l’expérience traumatique vécue par une jeune femme, Mariam, le temps d’une nuit particulièrement noire. Le film démarre au rythme d’une fête étudiante durant laquelle Mariam remarque Youssef, jeune homme un peu mystérieux qui se tient en retrait de la piste de danse. Elle l’accoste, ils se parlent puis, un peu plus tard, se dirigent ensemble vers la sortie.
Après une ellipse, on retrouve Mariam errant dans la rue en état de choc, poursuivie par Youssef. Sur ce dernier planent alors des soupçons qui se dissipent lorsqu’on comprend que Mariam a été violée par plusieurs policiers. Sans papiers ni téléphone ni clés ni argent (ses agresseurs ayant dérobé son sac), avec pour seul soutien ce jeune homme qu’elle connaît à peine, elle doit maintenant faire constater le viol et déposer plainte, ce qui implique de se rendre dans un hôpital puis dans un commissariat… De plus en plus désemparée, la jeune femme va se heurter, tout au long de cette interminable nuit, à l’indifférence ou à l’hostilité des différents représentants de l’autorité, exception faite de deux ou trois d’entre eux – la plus notable étant la policière, enceinte jusqu’aux yeux, qui fait preuve d’une neutralité plutôt bienveillante.
Le choc des plans
Fait d’une longue succession d’épreuves et de tourments, qui semble sans échappatoire, le récit de La Belle et la Meute prend ainsi la forme d’une descente aux enfers. Suivant au plus près Mariam (pratiquement dans tous les plans du film), privilégiant les plans-séquences et imprimant au film un rythme soutenu, Kaouther ben Hania instille une tension qui va crescendo, en particulier dans la deuxième partie, au cours de laquelle la jeune femme se retrouve comme prise au piège dans le commissariat où officient les hommes qui l’ont violée. Sur ce versant du thriller cauchemardesque, le film possède une vraie force, accrue par l’interprétation vibrante de Mariam al-Ferjani, qui fait littéralement corps avec son personnage. Comme le suggère bien son titre, La Belle et la Meute est un conte moderne, plongé dans les ténèbres : Mariam est l’agnelle, traquée par des loups acharnés à sa perte. Dans les moments où la tension atteint son paroxysme, vers la fin, le film flirte même avec le film d’épouvante ou d’horreur, les policiers apparaissant alors presque tous comme de véritables croque-mitaines, prêts à tout pour effrayer la jeune femme et la dissuader de porter plainte.
Le poids du message
Hélas, le film se veut moins un conte horrifiant qu’un conte édifiant. À travers cette histoire tragique, traitée avant tout comme une fable réaliste, la réalisatrice cherche en effet (trop) visiblement à dresser le portrait accusateur d’une société déliquescente, engoncée dans les schémas archaïques du patriarcat et gangrenée par la corruption. Cela transparaît par exemple lors de la scène du premier interrogatoire de Mariam et Youssef, mené par deux caricatures de policiers véreux (il y en aura d’autres par la suite) – scène en filigrane de laquelle passe un message sur l’état de la société tunisienne. Accumulant les personnages archétypaux, ne reculant pas devant les invraisemblances (en particulier celle du sac aperçu fortuitement dans la voiture des policiers), La Belle et la Meute verse dans les travers du film à charge et sacrifie beaucoup de subtilité au nom de l’efficacité.
À propos du Cruising de William Friedkin, Serge Daney écrivait en novembre 1980 dans les Cahiers du cinéma que « son sujet (sulfureux s’il en fut) ne l’intéresse pas filmiquement mais idéologiquement (un peu comme Schrader, autre spécialiste des descentes aux enfers truquées)». L’on peut dire de la même manière que le sujet de La Belle et la Meute intéresse Kaouther ben Hania pour des raisons idéologiques plus que filmiques. C’est d’autant plus dommageable qu’elle donne le sentiment déplaisant d’instrumentaliser le drame individuel au cœur du film afin d’en faire le symptôme d’un malaise plus général.