Ceux qui sont sensibles au temps qu’il aura fallu au plan-séquence pour installer sa durée, sa respiration, apprécieront les arabesques de ce vrai film punk, glacial en surface, bouillonnant à l’intérieur, où Olivier Assayas a composé un trip sensuel et sensoriel digne du cinéma guérilla. Où l’architecture du récit repose sur les gestes et regards d’acteurs qui semblent construire le film en même temps qu’on le regarde. Dans l’urgence, entre deux vols, entre Paris et Hong Kong, existe ainsi ce mystère fantasmé, cet espace-temps inconnu, fiévreux, brutal et cotonneux, parcouru d’un bout à l’autre par une sensation aérienne de malaise sourd et de décalage horaire. Une fascinante expérience où des acteurs venus d’horizons singuliers se fondent à contre-courant dans la souffrance de leurs personnages.
Sur le papier, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un thriller comme les autres où une femme (Asia Argento), usée par l’existence, passe de prédatrice fatale à proie malheureuse et comprend au fur et à mesure que le monde se révèle à ses yeux que le cirque qui s’agite n’est que le produit d’une machination secrètement ourdie contre elle et délicieusement alambiquée pour nous. Dès les premières lignes, on sait déjà ce que vous pensez : le cinéma d’Olivier Assayas fait peur. Peur parce qu’inégal et souvent artificieux. Mais reconnaissons-lui au moins ce mérite pas fréquent de multiplier les genres, de musarder dans des zones peu fréquentées par les réalisateurs français actuels ; et, tant pis si cela ne fonctionne pas toujours. Entaché d’une exécrable rumeur depuis sa présentation au dernier festival de Cannes – qui aurait poussé Assayas à faire un nouveau montage –, Boarding Gate laisse craindre une vilaine resucée de Demonlover, son pire objet dans lequel le réalisateur se fourvoyait dans la densité d’un récit gigogne décousu et peu convaincant. Demonlover est en réalité une esquisse, le brouillon d’une forme sensorielle de cinéma qui s’exprime ici à sa quintessence, où le scénario ne se construit que pas à pas, en suivant les hésitations des acteurs et angoisses du spectateur. Une manière de jouer de manière instantanée et virtuelle avec nous.
Ici, Assayas réitère ce ludisme avec une absence totale de prétention, en voulant composer à chaque instant des scènes troubles et troublantes à l’aune de cette longue dévoration qui se déroule dans un appartement exigu où la mante religieuse Argento ravive le feu séducteur chez sa victime complice Madsen. Tout le film repose sur cette tension érotique (comment les uns et les autres se dominent physiquement et moralement ?) et se déploie ainsi en beaux plans d’ensemble qui laissent la place à toutes les gammes de sentiments, donne à chacun des protagonistes le temps d’exister pleinement. On comprend dès les premières images que le script polardeux ne sera qu’un prétexte, un McGuffin, un cache-sexe. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien dans Boarding Gate, bien au contraire, et il ne faudrait pas supposer de ce qui précède une pose esthète facile, à coup de longs plans-séquences ; c’est plutôt que la tristesse qui gagne le spectateur, la mélancolie qui sourd des plans et de leur enchaînement semble irrémédiablement venir d’une fondamentale incapacité d’être ancré dans une norme. Un vrai film de marginal en somme, perdu dans la masse anonyme des gros machins estivaux. Ainsi, on pourrait regarder le film uniquement pour ses errements, ses doutes, ses failles et surtout ses acteurs très marqués par leur passé (Asia Argento, icône trash fille à papa qui se mue sous nos yeux en héroïne blessée et vraie actrice ; Michael Madsen, le cinéma de Tarantino ; Alex Descas, les transes impressionnistes de Claire Denis ; Kim Gordon, le groupe Sonic Youth). Que l’action se déroule en France ou en Chine n’a aucune importance : le film bipartite ne se pose que des questions de cinéma, de mise en scène des lieux, des visages, des voix. Comme un bon sujet d’expérimentation refusant la théorie et pourvu d’une âme triste qui nous regarde de sa nuit noire.
Avec sa caméra amoureuse de Asia Argento dans tous ses beaux états (émouvante, pathétique, sexy, cernée, inquiète, téméraire, déçue, énervée), Assayas impose un sens du cadre et de l’écoulement du temps à l’intérieur du plan, une progression dramatique par accumulation de blocs d’affects, une attention extrême pour les errances mentales et les dérèglements du corps des personnages. Il fabrique ainsi sa propre imagerie, ses propres icônes, pour mieux s’y lover, les chérir, les faire passer immédiatement au-delà de toute blancheur univoque vers le mystère. Il faut espérer que ce beau film tout en retenue, pas exempt de faiblesses (une énergie qui s’épuise sur la fin), où les images et les pensées se partagent entre gravité et légèreté, surface et profondeur, mélancolie et désir, ne passera pas inaperçu. On compte sur vous.