Brooklyn Village reprend les choses où Love Is Strange les avait laissées : suite à la mort de son grand-père, le jeune Jake déménage dans l’appartement que ses parents récupèrent en héritage. Là-bas il rencontre Tony, un adolescent dont la mère s’occupe d’une petite boutique de vêtements située juste en dessous du nouveau logis. Pourtant bien différents, les deux little men que désigne le titre original du film se lient rapidement d’amitié alors que leurs parents respectifs se disputent autour du bail de l’échoppe tenue par la mère de Tony, louée jusqu’ici à un prix très avantageux par le défunt. Problèmes immobiliers, liens familiaux soumis à dure épreuve, énigme de l’osmose à deux, et même Alfred Molina qui vient faire coucou : sur le papier Brooklyn Village ressemble à s’y tromper à une face B de Love Is Strange, comme une redite a minima qui ferait retentir en sourdine la musique déjà feutrée et discrète du précédent – et beau – long-métrage d’Ira Sachs. Cette impression laisse toutefois rapidement place à une autre, plus cruelle : le film semble involontairement tourner le dos à ce qui faisait la réussite de son aîné, qui partait d’un argument sociétal et économique (un couple gay devait renoncer à son appartement suite à une série de complications liées à leur mariage) rapidement délaissé pour tisser un maillage d’affects entre plusieurs cercles générationnels. Brooklyn Village, à l’inverse, part de cette amitié entre les deux garçons pour progressivement y insinuer un drame adulte, certes filmé avec empathie mais nourri de rancœurs et de jalousies, qui reflète la mutation démographique et urbaine de Brooklyn.
Deux voies, deux têtes
D’où l’impression tenace d’assister à un film scindé en deux pôles, d’un côté la relation des enfants, qui fleurit dans un ensemble de lieux, et de l’autre ce conflit entre adultes, articulé autour de l’immeuble. Cette fracture, redoublée par le montage qui alterne entre les deux groupes de personnages, apparaît d’autant visible que Brooklyn Village échoue, contrairement à Love Is Strange, à filmer les tracas du quotidien par le truchement de l’organisation spatiale des lieux traversés. Ici, à l’exception d’un beau plan où le père de Jake pleure la mort de son paternel en allant descendre les poubelles, le rôle de l’appartement est avant tout conditionné par sa dimension allégorique : les riches Blancs occupent le premier étage tandis que la mère courage latino-américaine travaille au rez-de-chaussée, dans un contexte de gentrification dont les conséquences économiques frappent durement les classes les plus modestes. Ce qui explique que le film ne semble aller un peu nulle part, tant il semble avoir deux têtes et donc deux voies possibles qu’il ne parvient pas à réconcilier, malgré, là encore comme dans Love Is Strange, un ultime acte de transmission censé relier enfin les adultes aux enfants. Le film ressemble dès lors un peu à une mauvaise caricature du cinéma de Sachs, plombé par la volonté du cinéaste, pour le citer, de « faire un film sur l’enfance mais depuis la perspective d’un adulte ». Soit, pour dire les choses plus concrètement, de filmer les enfants à distance : rien de guère troublant dans cette amitié certes iconoclaste mais très platement mise en scène, comme si Ira Sachs ne parvenait pas à trouver le bon point de vue pour donner à ressentir l’intimité chaleureuse qui unit les deux garçons, progressivement mise en retrait au profit des bisbilles financières et contractuelles des parents.
Car en dépit de ce dénouement qui voudrait retrouver l’émotion contenue dont a su faire preuve Sachs par le passé, le fossé entre les deux générations reste irréconciliable : filmer d’un point de vue « adulte » implique aussi de filmer d’un point de vue d’auteur, et le film, pas des plus allégés, pâtit beaucoup du choix de Sachs de glisser à l’excès, plus encore que dans Keep the Lights On et Love Is Strange, des séquences dessinant en creux l’autoportrait d’un artiste – théâtre, dessin, peinture, couture, tous les personnages ont ici plus ou moins un talent qui les distingue. Si le film multiplie ainsi les points de résonance possibles, il ne parvient toutefois jamais à trouver un cap formel suffisamment fort pour se départir de sa platitude. Ne subsiste, ici et là, que quelques lointaines réminiscences de ce qui faisait la beauté des derniers films de Sachs : embrassades et pleurs étouffés, jeux d’ombres et lumières urbaines, montage elliptique et pudeur des émotions. C’est toutefois ici bien trop peu pour nous emporter.