Caméra portée à l’épaule, image granuleuse, acteurs au naturel : Susanne Bier est danoise et l’ombre du Dogme semble planer sur Brothers, le nouveau film de cette réalisatrice éclectique très remarquée en 2002 avec le beau mélo Open Hearts. La présence au générique d’Ulrich Thomsen (Festen de Thomas Vinterberg), Nikolaj Lie Kaas (Les Idiots de Lars von Trier) et Bent Mejding (Italian for Beginners de Lone Scherfig) renforce cette impression de déjà-vu ; à tant vouloir imposer leurs règles et malmener les conventions cinématographiques, ces metteurs en scène ont surtout démontré, malgré quelques superbes coups d’éclat, les limites d’un tel projet.
Si Lars von Trier est le seul de la bande à poursuivre une réelle recherche formelle, Susanne Bier a fait des principes de base du Dogme une sorte de ligne de conduite de son cinéma, qu’elle applique avec bonheur sur un canevas scénaristique somme toute très conventionnel. Visiblement préoccupée par des thèmes tels que la fidélité, la mort et la culpabilité, elle explore dans Brothers (Prix du public à Sundance en 2005) un chemin déjà défriché avec Open Hearts et signe un drame d’une belle intensité, dont la plus grande des réussites est d’embrasser les codes d’un genre extrêmement balisé pour mieux les réinventer.
L’histoire, aux relents shakespeariens, est vieille comme le monde : Michael (Ulrich Thomsen), commandant dans l’armée danoise, est l’heureux mari d’une épouse sublime (Connie Nielsen) et le père de deux adorables petites filles. Son jeune frère, Jannik (Nikolaj Lie Kaas) est son exact contraire : un loser pathétique fraîchement sorti de prison et porté sur la bouteille. Quand Michael est porté disparu lors d’une mission en Afghanistan et fait prisonnier, tout le monde le croit mort. Contre toute attente, Jannik va vivre le deuil comme une rédemption en se rapprochant de sa belle-sœur et de ses nièces. Forcé à commettre les pires atrocités pour pouvoir rester en vie, Michael retrouve sa liberté et sa famille. Son retour ne sera pas sans conséquences.
Susanne Bier prend son temps (parfois trop, le film souffrant de quelques longueurs) pour installer un univers mélancolique et étouffant. Qu’il s’agisse des rares scènes d’extérieur, illuminées d’un soleil d’hiver d’une belle tristesse, ou des nombreuses scènes en intérieur, au sein de maisons glaciales dans lesquelles les éclats de vie semblent aussi préfabriqués que le mobilier, la réalisatrice colle aux visages de ses comédiens pour scruter les silences et les tourments que ceux-ci dissimulent. Dans ce calme apparent et particulièrement anxiogène, elle trouve la matière des plus belles scènes du film et parvient à faire des quelques passages obligés du scénario, de vrais instants de grâce : la scène, sèche et déchirante, où l’épouse apprend la mort de son mari et, surtout, celle du baiser interdit entre le frère et sa belle-sœur, à la fois poétique et d’une tension insoutenable, probablement le plus beau baiser de cinéma que l’on ait vu depuis longtemps.
Lorsque Susanne Bier filme les éclats de violence de ces personnages toujours prêts à exploser comme des cocottes sous pression, l’effet est similaire au cri du tonnerre qui déchire un ciel orageux : redouté parce qu’inévitable, terrifiant, mais curieusement apaisant. Les comédiens traduisent tous parfaitement la dualité de ces personnages pris entre neige et feu, la plus éblouissante étant Connie Nielsen qui, dans son premier rôle dans sa langue d’origine (l’actrice est surtout connue pour sa carrière américaine), s’empare d’un personnage difficile – parce qu’essentiellement passif – en envoyant balader tous les tics de jeu qu’un tel rôle peut inciter à reproduire.
Moins inspirée dans sa façon de filmer les scènes en Afghanistan – heureusement peu nombreuses –, Susanne Bier réussit néanmoins à glisser un discours intéressant sur le choix que chaque être humain peut être amené à faire, entre le mal et le bien, entre son propre intérêt et celui des autres, entre peur et courage. En dépit de ses maladresses, cette incursion dans un conflit que la réalisatrice préfère examiner d’un point de vue psychologique plutôt que politique, sert particulièrement le propos général du film : l’Homme est un animal et, loin de sa domestication par le confort capitaliste, il doit regagner son état sauvage pour pouvoir garder sa place dans la meute.
On peut regretter que la réalisatrice se laisse aller à quelques effets visuels aussi incongrus que ridicules (montages oniriques sortis d’une vidéo new-age, plans contemplatifs à la Nan Goldin, très jolis mais complètement inutiles), mais ceux-ci sont trop rares pour pouvoir véritablement entacher la fascination que procure ce film émouvant, dont la mélodie se rapproche de l’univers musical du groupe Portishead : le cœur serré, les yeux embués, on en redemande.