Se baladant depuis maintenant trois ans de festival en festival, Bubba Ho-Tep de Don Coscarelli sort enfin sur nos écrans, ce qui nous donne l’occasion de découvrir ce film étonnant. Entre rire et larmes, il rend un hommage respectueux au roi du rock et questionne l’être humain qui se cache derrière la légende. Une réussite dans laquelle le jeu de Bruce Campbell apporte une contribution non négligeable.
Elvis Presley n’est pas mort. Il s’est retiré de la vie publique sous le nom de Sebastian Haff, et croupit maintenant dans une maison de repos sordide, entouré de vieillards séniles et d’une infirmière condescendante qui ne croit pas un seul instant qu’elle s’occupe du King en personne. La star déchue, impotente, obligée de se déplacer avec des béquilles, atteinte d’une tumeur au pénis, n’est plus que le spectateur impuissant de sa propre dégradation. Un ultime éclair de vie va pourtant le foudroyer lorsqu’il découvre qu’une momie suceuse d’âme décime un à un ses compagnons de fin de parcours. Le roi du rock est fermement résolu à ne pas la laisser faire.
Avec un tel postulat, on pourrait aisément penser que Bubba Ho-Tep n’est qu’une série B foutraque à prendre au second voire troisième degré. Bien qu’irrévérencieux avec son humour graveleux et ses gags souvent scatologiques, il serait erroné de prendre ce film pour une pantalonnade délirante, ou un film d’horreur parodique. Don Coscarelli a pour parti pris d’embrasser son sujet et de le filmer le plus sérieusement du monde. Il utilise des procédés de découpage propres aux films d’épouvante en jouant sur les points de vue qui dissimulent la créature, les distances qui créent une tension et les hors-champs qui engendrent le suspense. Il travaille son ambiance, la rendant glauque et inquiétante par le biais d’un éclairage sombre qui peint les plans d’envahissants aplats au noir, faisant ressortir les couleurs très vives, et par ailleurs met en valeur le décor de l’hospice délabré à l’architecture morne. La rigueur et l’approche de la réalisation « contraint » le spectateur à suivre un scénario délirant sous un angle narratif classique, sans lui offrir le refuge du cynisme ou de la dérision. Dans ce contraste entre son histoire et son mode de représentation, le film renvoie à une vision du cinéma où la vraisemblance d’un scénario ne compte pas tant que son pouvoir émotionnel.
Au-delà des caractéristiques du film de genre (l’humour et l’horreur), Bubba Ho-Tep s’attarde essentiellement sur l’introspection intérieure d’Elvis, à qui il ne reste plus que des regrets : celui d’être devenu sa propre caricature, pouvant ainsi échanger sa vie avec celle de l’un de ses nombreux sosies sans que personne ne s’en aperçoive ; celui de ne pas s’être occupé de sa fille ; celui d’être passé à côté de son existence pour devenir une légende. Coscarelli filme alors cet homme âgé seul face à ses souvenirs, l’isole du reste du monde en le cadrant de près, allongé sur son lit, le regard dans le vide (et dissimulé derrière d’épaisses lunettes fumées qu’il enfile comme des verres de vision), retranscrivant ses pensés en voix-off. Ainsi nous ne saurons jamais vraiment si oui ou non, Sebastian Haff est bel et bien Elvis Presley, le film ne nous livrant que sa version des faits, sans qu’à un seul moment un élément externe à sa subjectivité ne vienne corroborer ses dires ni les contrarier. Autour de lui on pense qu’il n’a plus toute sa tête et qu’il est en pleine crise d’identité. La mise en scène ne tranche pas mais accepte de considérer Sebastian Haff pour ce qu’il prétend être et enrichit alors sa thématique d’une réflexion sur les apparences : Elvis n’est plus tant le chanteur à succès que l’on connaît que les stigmates laissés dans la mémoire collective par sa mythologie.
Par bien des aspects, Bubba Ho-Tep rappelle un autre film auquel on ne se serait pas attendu à le comparer : Mort à Venise de Luchino Visconti (1971), dont il est le pendant américain, abordant la question du mythe, plutôt que celle de l’art. Un artiste musicien qui n’est plus que l’ombre de lui-même (Elvis/Aschenbach) s’isole dans un lieu hermétique et décrépit (l’hospice/Venise), hanté par le mort (la momie/le choléra). Il finit par trouver un but inaccessible (affronter la momie/Tadzio) et accepte dignement de se confronter à lui, en se parant de son plus beau costume. Bubba Ho-Tep, par cette étrange parenté, révèle ses intentions métaphysiques et interroge le sens de l’existence en l’observant au moment même où elle prend fin.
Le film doit aussi beaucoup à l’interprétation de Bruce Campbell dans le rôle-titre. Cet acteur élastique (cousin artistique de Jim Carrey), connu pour ses gesticulations (ce qui est aussi une particularité de Presley), paralyse entièrement son corps, rouille ses articulations et ralentit le moindre mouvement. Naît alors, à l’image du film, le décalage entre son énergie intérieure et la carcasse épaisse qu’elle tente d’animer. Il ne se contente pas d’imiter Elvis, mais en l’étoffant d’un passé imaginaire, tente d’aller au-delà de la dimension du mythe pour incarner un être humain pathétique, qui en bout de course essaie noblement de relever la tête.