Soderbergh quitte Hollywood pour l’Amérique profonde et filme dans Bubble des personnages englués dans un rythme de vie immuable. Par une mise en scène épurée et un montage qui renforce le caractère figé de cette petite ville, le réalisateur parvient à transformer un scénario relativement classique en une expérience cinématographique troublante. Glissant entre les genres, Bubble est au-delà du film social, il ne dénonce pas l’usine aliénante, il montre froidement des gens qui ont perdu conscience de leur situation. Une œuvre dont l’image marque, tant visuellement que par ce qu’elle révèle.
Steven Soderbergh fait partie des réalisateurs qui jonglent entre productions hollywoodiennes et films intimistes. Après Ocean’s Twelve en 2004 et une des trois parties d’Eros l’année dernière, Bubble est – comme le prévient la bande-annonce – « la nouvelle expérience de Soderbergh ». Le principe – qui se répétera pour cinq autres films – est de choisir une ville comme on en voit peu au cinéma, de créer un scénario en fonction de ce lieu et des habitants qui en deviendront les acteurs, et de planifier aux États-Unis une sortie simultanée en salles, DVD et vidéo à la demande (VOD). Mais la véritable expérience reste celle du spectateur.
Qu’il s’agisse des rues bordées de maisonnettes bon marché, des usines, de l’intérieur des habitations, les lieux sont présentés comme une série de photographies. Un enchaînement de plans de quelques secondes, fixes et froids, avant que les personnages n’apparaissent. Kyle et Martha travaillent ensemble dans une usine de fabrication de poupées en plastique. Le matin, Martha lève son vieux père, l’installe devant la télé et passe chercher son jeune collègue qui vit chez sa mère pour des raisons d’argent. Leur solitude respective les a rapproché et malgré leur différence d’âge, une amitié taciturne les unit. À l’usine, il remplit puis vide les moules, elle colle les cheveux des poupées et peint leurs visages. Le soir, elle l’accompagne à son autre travail, dans une autre usine que Soderbergh présente en quelques plans fixes : des structures tubulaires et des couloirs déserts. La ville paraît vide, non pas d’hommes mais de mouvements brusques, d’animation. Figée.
Tout suit un ordre lent et sur, mais Rose arrive pour aider l’équipe à assurer une grosse commande. Jeune, fraîche, vivante. Soderbergh montre l’affinité qui la lie à Kyle dès leur première rencontre. Le regard que Martha leur porte est presque étonné, comme si elle se découvrait soudain toute seule. La mise en scène ne laisse aucune place au suspense, il y a dans la manière d’orienter ses yeux bleus un mélange de dépit, de jalousie et de tristesse. Dorénavant, les déjeuners ne se feront plus à deux.
Soderbergh filme ses acteurs comme s’il les photographiait dans leur quotidien. Ils n’apparaissent pas particulièrement tristes, ni spécialement heureux. Avant l’arrivée de Rose, les habitants de la ville ont la transparence des fantômes et la lenteur de certains reptiles. À l’aube (le début du film), le ton bleu presque uniforme de l’image diminue l’impression de mouvement comme lorsque Martha semble se fondre dans le jour naissant jusqu’à sa voiture. Comme s’ils avaient peur de briser quelque chose ou de réveiller quelqu’un, chacun parle tout bas. Le sens du mouvement, la fixité globale qui émane de Bubble est produite par le montage des images épurées. Les nombreux enchaînements de plans fixes de la ville vide la désertifient, ceux d’hommes immobiles ou presque les déshumanisent. Dans une scène ou Martha est à la messe, il n’y a ni bruit ni mouvement. Pourtant les bancs sont remplis et on aperçoit des choristes. Soderbergh filme en plan fixe large les fidèles et Martha. Les plans se succèdent et la caméra se rapproche d’elle, puis un changement de lumière occulte la salle, la laissant seule visible, baignée dans une lumière bleue. Gros plan sur son visage, sur ses yeux, de face puis de profil : une mise en scène qui se retrouvera à la toute fin du film. La musique qui accompagne cette scène et qui revient régulièrement (un air calme joué sur une guitare acoustique), est tellement extérieure à la scène qu’elle renforce l’impression de silence.
Le scénario de Bubble n’est d’aucune complexité. Mais la mise en scène joue constamment sur cette simplicité et brouille les pistes comme dans cette scène de l’église. Martha est-elle prise d’une révélation mystique ? Est-ce la métaphore d’une solitude aliénante ? Évidemment, les gens filmés rappellent les poupées de l’usine, entassées les unes contre les autres, le visage figé, rose et lisse comme celui de Martha. Au-delà, les possibilités d’interprétation sont multiples.
La tension entre le trio monte parce que Rose est un élément trop perturbateur, Martha se méfie d’elle et ne le cache pas à Kyle, mais une fois de plus, rien dans la forme ne vient appuyer les faits (mêmes types de plans, mêmes airs de guitare…). En ce sens voir Bubble est une vraie expérience. Là où des films jouent sur la mise en scène pour faire naître le suspense, Soderbergh semble filmer stoïquement les événements, les laisser se dérouler tout seuls. Documentaire, drame social, policier et expérimental, Bubble se balade entre les genres et les formes. C’est ce qui fait sa force puisque le jeu entre mise en scène et scénario déroute mais reste constamment d’une grande cohérence. À l’arrivée, Bubble est une œuvre « au-delà du social », qui révèle des personnages n’ayant presque plus conscience de leur situation. Des vies cadrées qui ne cherchent plus vraiment un autre avenir, quoi qu’il arrive. Face à elles, Rose représente le refus de ce sort, l’humain face aux automates que sont les autres personnages. C’est précisément cela que Martha comprendra malgré elle et ne supportera pas l’espace d’un instant et d’un geste irrémédiable.